Décembre 1895





Tananarive, le 1er décembre 1895.

Ma chérie,

j’ai reçu ta lettre n° 10 du 27 octobre, et je comprends qu’il doit y avoir une lacune dans ta correspondance, de même que dans celle de Victorine.

Elle m’annonce en effet leurs photographies et je ne les ai pas reçues.

Dans tous les cas, je suis heureux de vous savoir tous en parfaite santé.

Tu m’accuses la réception des cinq traites de 100 Fr. que je t’ai envoyées dans ma lettre n° 14 du 9 septembre de Mangasoavina, mais tu ne m’as pas accusé réception de la traite de 500 Fr. que je t'ai adressée dans ma lettre
n° 10 au mois d’Août.

C’est la raison qui me fait supposer que ta lettre doit être restée en souffrance quelque part.

Je t’envoie par ce courrier deux enveloppes, avec mon journal n° 23 et 24.
Je ne sais si les promotions qui viennent d’avoir lieu ne pourraient pas décider de mon départ, s'il y a des officiers en excédent.

Dans tous les cas, tu peux compter que je ne laisserai pas passer l’occasion, si elle se présente.

J’ai appris la chute de ce malheureux général Reste avec peine, et je vais écrire à Madame Reste.

Je perdrai là encore mon protecteur.

Si ma proposition a réussi, ma lettre arrivera après ma mise au tableau. On dit que le colonel Bouinais est mort, et on annonce l’envoi à Tananarive pour le mois de mai, du général Chevallier.

J’espère bien ne plus y être à ce moment-là.

Au revoir, ma chérie, embrasse pour moi nos mignonnes. Je te dévore de caresses.

Émile.


1er Décembre. Dimanche.

Encore un mois écoulé, et je compterai bientôt les jours qui me rapprochent de vous.

Notre déjeuner chez Borbal-Combret a été très gai ; nous étions en famille seulement.

Le soir, je suis allé voir le général Voyron, avec Trabaud.

Nous l’avons trouvé bien mieux, et il a repris depuis la dernière fois.

Nous avons parlé naturellement des nominations, et en particulier de sa proposition pour divisionnaire.

Il a bon espoir que cela réussira, et je pense qu'il se débrouille pour cela.

Madame Voyron lui a écrit que l’opinion publique demandait sa nomination,
et ce sera justice puisque les officiers de la Guerre se sont si bien servis,
et servis même avant de partir.


2 Décembre. Lundi.

Ce soir, en passant devant la Poste, j’ai vu le vaguemestre qui retirait les colis postaux, et parmi ceux-ci se trouvait la boîte des photographies attendue.

La boîte était très humide, et je l’ai ouverte immédiatement.
Les photographies sont mouillées, et surtout celle de Victorine dont le papier soie est collé.

Je trouve les têtes un peu grosses pour des cartes de visite. J’aurais préféré un format moins gros. Quoi qu’il en soit, ils sont très bien tous les deux, et je suis très heureux de les avoir.


3 Décembre. Mardi.

Aujourd’hui, à 8 heures, est arrivé un détachement d’hommes provenant des 4e et 8e régiments. Cela va nous renforcer un peu les compagnies qui en avaient grand besoin.

Le colonel a passé 23 hommes au 2e bataillon du 8e régiment en subsistance, car son effectif est très bas.

Le soir, je suis allé à la salle des ventes, pour voir s’il n’y avait rien à acheter.

J'ai mis de côté un encrier très commode avec plumier, un petit meuble à tiroirs qui me servira ici pour mettre mes papiers, et en France pour y mettre mes tubes et pinceaux, une pharmacie portative très complète, et enfin, comme souvenir, la Bible du premier ministre avec son nom écrit en lettres dorées sur la couverture, et une dédicace avec signature du donateur. C’est un objet qui a sa valeur comme objet de collection, et je suis certain que bien des personnes, surtout des Anglais, en donneraient un prix très élevé.


4 Décembre. Mercredi.

J’ai pu avoir les objets que je convoitais à des prix raisonnables, et je les ai fait aussitôt enlever et porter dans ma chambre qui me sert en même temps de bureau.

Cela l’orne, et ce sont des objets nécessaires.


5 Décembre. Jeudi.

Ce matin, il est arrivé encore des hommes d’Infanterie de Marine et des artilleurs, mais on en a laissé beaucoup en route, pincés par la fièvre.

En ce moment, je m’occupe de faire construire une écurie pour nos mulets, car il pleut beaucoup, et l’abri qu’ils avaient à Analakély n’était pas confortable du tout.

Je me suis entendu à ce sujet avec le capitaine du génie qui me laisse toute latitude pour acheter les matériaux et pour faire construire moi-même, en faisant les avances de fonds qui me seront remboursées.

Le Docteur Trabaud est toujours fatigué, et afin de lui permettre de se reposer, le général a désigné le docteur Seguin, arrivé avec le détachement, pour remplir les fonctions de médecin-chef du bataillon.

Ce pauvre Trabaud est très fatigué, et il s’affecte surtout beaucoup. Il faudra probablement qu’il rentre, car cet état pourrait devenir plus grave.

Je le regretterai, pour mon compte personnel, car il est très aimable et nous sympathisions très bien tous les deux.


6 Décembre. Vendredi.

Nous avons reçu encore quelques hommes venus de France, mais le voyage de Tamatave à Tananarive a été dur et funeste à un grand nombre d’entre eux, en raison des pluies fréquentes qu’ils ont eues à supporter. Ce n’est pas la saison des voyages, en ce moment.

Sur 300 hommes partis de Tamatave, il en est arrivé à peine 200 ; les autres sont restés malades dans les différents gîtes d’étape.

Il paraît que le lieutenant-colonel Gonard est très fatigué, et la tête surtout n’est pas solide chez lui.

Le nouveau médecin qui est arrivé avec le détachement m’a dit qu’il ne croyait pas qu'il se fasse vieux. Il aurait une maladie de la moelle épinière.

Je suis allé, ce soir, visiter la salle de vente au palais du premier ministre, pour voir s’il n’y avait rien à acheter. J’ai trouvé quelques petits objets, et entre autres deux cadres en peluche pour photographies, que je réserve aux photos de Victorine et de Michel, car je ne savais où les mettre.

J’ai acheté en outre, de la vaisselle pour la popote, car celle que nous avons nous a été prêtée et nous devons la rendre à son propriétaire.

J’étais allé au grand marché pour acheter quelques assiettes ; elles sont à un prix abordable. Cependant, comme nous en avions besoin immédiatement, j’en ai acheté deux douzaines à 12 Fr.

Tout ce qui est vaisselle, verrerie ou batterie de cuisine est horriblement cher ici.

J’ai fait un lot qui nous coûtera probablement cher, mais qui nous suffira.


7 Décembre. Samedi.

Je suis allé, ce matin, à la salle des ventes. Il y avait peu de monde, surtout des indigènes, et j’ai pu avoir mes deux lots, non pas pour rien, mais à des prix relativement raisonnables, prix de France.

Nous voilà montés maintenant à notre popote. J’ai tout fait apporter aussitôt et notre boy s'est mis à nettoyer et à tout arranger.

En y regardant de bien près, tous ces objets sont assez disparates, mais ils sont de la première nécessité, et nous n’y regardons pas de si près.

J’ai mis les photographies dans les cadres, où elles font bonne figure.

J’ai placé entre les deux ma pharmacie portative, un petit porte-montre en peluche bleue avec deux flacons en cristal, et une petite glace biseautée qui est très élégante, et qui provient également de la vente.

Mes décorations ont trouvé place dans un petit coffret, genre suisse, qui n'est pas un phénomène d’authenticité, mais qui fait son effet.

Ma chambre est maintenant bien ornée, et presque coquette. C’est certainement une des chambres que j'ai vu rangée avec le plus de goût, quoique tout y soit très simple.

Aussi, je m’y plais beaucoup et j’en sors peu, si ce n’est pour le service ou pour faire un peu d’exercice, indispensable à ma santé.

L'état de santé du Docteur Trabaud ne s’améliore pas.

Il se frappe surtout, et commence à être dominé par l’idée fixe du départ pour France. Nous avons beau le distraire, il reste toujours abattu.

Il nous est encore arrivé aujourd’hui quelques hommes qui sont assez fatigués.


8 Décembre. Dimanche.

Ce matin, en arrivant à la cathédrale, j’ai été étonné de la voir parée de tous les atours de grande fête, et absolument comble.

J’ai eu de la peine à me frayer un passage, et surtout à trouver une place. J’ai demandé à mon voisin qui, mieux renseigné que moi, m’a annoncé que c'était la Conception, et la fête de la paroisse.

Il y avait grand-messe avec musique et officiants, diacres et sous- diacres.

Pour la circonstance les généraux avaient abandonné le chœur.

Un orchestre à cordes était installé près de l’harmonium, et le lieutenant Cluzeau, officier d’ordonnance du général Voyron, en faisait partie avec un violoncelle.

Que te dire de cette cérémonie, sinon qu’elle vaut tout ce que j’ai vu et entendu en France dans une circonstance pareille.

Les chants liturgiques étaient exécutés avec un ensemble et une maestria étonnants par toute la foule présente, qui chantait d’instinct, accompagnant l’orchestre qui était presque étouffé par ces milliers de voix.

C’était réellement très beau, et je me sentais ému par cette musique et ces chants d’église.

Tu ne peux imaginer l’effet de ces voix d’hommes faisant la basse. Les voix de femmes, quoique très étendues, sont un peu nasillardes, mais néanmoins ne manquent pas d'un certain charme.

Le lieutenant Cluzeau a ensuite chanté seul à l’élévation, et nous a réellement charmés. Il jouit d’une voix très étendue et sympathique.

Cette cérémonie a été très belle à tous les points de vue, et j’ai quitté la cathédrale, enchanté du temps trop court que cela avait duré.

Nous retournons dans la réalité.

Notre cuisinier, si toutefois on peut appeler ainsi un affreux gargouillot qui nous empoisonne, nous a encore quittés sans crier gare, et nous voilà aux expédients.

Heureusement, le capitaine Vimont nous a adressé ce matin même, un bon homme qui se prétend émule de Vatel.

Il doit venir demain matin. Il n’a pas une mine bien brillante, mais on ne doit jamais juger des gens à l’apparence, et ce sera peut-être un artiste des plus distingués.

En attendant, ce bon Martel se dévoue et improvise un dîner à la hâte et, ma foi, nous avons assez bien mangé.

Il va sans dire que tout le personnel secondaire de la maison a suivi le chef de cuisine, et que nous sommes sans boys.

En promenant, j’ai rencontré un de nos anciens maîtres d’hôtel, un jeune garçon qui nous avait plu à tous mais qui dans une révolution de cuisine avait suivi le sort de son maître, et qui nous avait quittés. Il veut bien revenir demain.


9 Décembre. Lundi.

Le cuisinier et le maître d’hôtel ont prit leurs fonctions et voilà au moins un régime inauguré. Enfin, je propose d'organiser le service et surtout de perfectionner notre installation qui est des plus rudimentaires.

Menuisiers et maçons sont mis en branle à cet effet, et grâce aux ressources qu’offre le palais du premier ministre en briques et bois, nous pouvons faire construire à nos frais un fourneau et un four, et notre cuisinier nous promet monts et merveilles, lorsque notre installation sera achevée.





11 Décembre. Mercredi.

Notre personnel marche assez bien, et je vais peut-être pouvoir retrouver la tranquillité dans notre intérieur. J'ai fait compléter nos installations en remplissant ma paillasse avec du fonjozoro, sorte de moelle d’une espèce de grand jonc des marais, qui compose un couchage très acceptable, faute de mieux.

Le Docteur Trabaud est rentré à l'hôpital anglais, ce matin. Il n’est pas très malade, mais surtout affecté, et il compte beaucoup sur le départ pour se remettre.

J’avoue que, malgré toute l’envie que je puis avoir de rentrer le plus tôt possible en France, le voyage dans cette saison m’effraie un peu, et ce n’est même pas prudent de se mettre en route dans des conditions pareilles, car on risque, non seulement de contracter la fièvre et autres maladies, mais encore, de se noyer en passant un des nombreux torrents qui abondent sur la route de Tananarive à Tamatave.

Il faudra donc attendre patiemment la fin Mars ou le milieu d’Avril pour rentrer.

Cela paraît encore assez loin, car nous voilà au milieu de Décembre.


12 Décembre. Jeudi.

Les officiers et les hommes de troupes ne rentreront qu’en paquebot.

Le détachement des officiers devant quitter Majunga marchera devant. C’est là une excellente nouvelle, qui nous réjouit tous, car la perspective d’une traversée sur ces affreux affrétés, ne nous souriait que médiocrement.

Je ne t’ai pas parlé de mon nouveau médecin, M. Seguin. Je crois avoir fait une bonne acquisition. C’est un garçon qui paraît sérieux, et d’un caractère agréable. D’ailleurs, il n’est affecté au bataillon que provisoirement, et en attendant que le docteur Ilbert monte de Tamatave.





Tananarive, 15 décembre 1895.

Ma chère Angèle,

Tu recevras avec cette lettre, la suite de mon journal marqué sur l’enveloppe n° 25.

Il devient moins intéressant, maintenant que tout est fini.

Nous sommes dans la saison des pluies, mais jusqu’ici, rien de bien gênant. Il pleut presque tous les jours dans la soirée, mais les matinées sont bonnes et l’on peut sortir.

D’ailleurs, étant donné que les rues sont de véritables torrents, la boue ne nous gêne pas, car tout est entraîné à la première ondée et c’est fort heureux, car il n’y a pas d’autre service de voirie ici, que celui de la pluie.

J’attends le courrier, espérant que nous le recevrons avant le départ de celui de Tananarive, et je répondrai à tes lettres.


16 décembre 3 heures du soir.

Le courrier n’est pas arrivé, aussi vais-je fermer ma lettre pour la remettre au vaguemestre.

Nous attendons tous les mutations avec impatience, espérant qu’il y aura la décision fixant le séjour à un an.

Dans ce cas, je partirai de suite. Même, si je trouve une occasion je ne la laisserai pas passer.

Il se peut, en effet qu’à la suite des nominations, il y ait un officier en excédent.

Je demanderai à partir à sa place immédiatement.

Je t’embrasse de tout cœur ainsi que nos mioches. Ci-joint, une petite violette blanche que tu embrasseras comme moi.

Émile.

N°26
(le N° 25 ne nous est pas parvenu)

15 Décembre. Dimanche.

Je suis allé ce soir, avec le Docteur Seguin à l’hôpital anglais pour y voir Trabaud. Nous l’avons trouvé installé très confortablement dans une chambre bien éclairée, et meublée avec assez de goût.

Il avait même un bouquet de roses sur sa table. Il va mieux et peut être présenté à la commission de rapatriement qui fonctionne le 20 courant. Mais il se frappe toujours, et se croit plus malade qu'il ne l’est en réalité.

Nous avons vu également le lieutenant Pelletier, porte-drapeau du régiment qui a été très malade. Il est complètement rétabli, et compte sortir dans quelques jours.

Les jardins qui entourent les bâtiments occupés par les malades sont bien entretenus, et l’on y trouve de superbes rosiers. Mais ce sont surtout les arbres qui formeront un parc ravissant dans quelques années.

Cette promenade nous a fait du bien. Les rizières sont sèches maintenant, et on commence à repiquer le riz dans toutes les directions.


16 Décembre. Lundi.

En sortant de chez le colonel, j’ai rencontré Ditte qui m’a appris que l'on renvoyait l’un des chefs de bataillon du 15e parce que nous sommes quatre, en ce moment.

Il m’a dit que le général Voyron avait pensé à moi.

Je lui ai dit que j'en serais enchanté, mais à condition que l'on ne me ferait pas prendre la tête de liste, à ma rentrée en France.

En rentrant chez moi, j’ai trouvé Roulet qui était envoyé par le général pour le même motif.

Je lui ai répondu dans le même sens. J’avoue que la perspective de partir m’enchante.


17 Décembre. Mardi.

Aujourd’hui, j’ai fait différents achats en prévision de mon départ. Quand j'écris ce mot départ, je crois rêver.

J’ai un peu de dentelle qui est très originale et des objets en sparterie, ainsi que des objets en corne et des chapeaux hovas, dont deux petits pour les fillettes.

Le colonel m’a appris qu’il avait reçu une lettre du docteur Laffont, lui annonçant qu’il était inscrit d’office au tableau. Ce serait un indice que les propositions par lettre ont abouti, mais comme c’est un médecin, rien ne prouve que nos propositions auront réussi.

Ce soir, je suis allé visiter l’îlot du lac où se trouvent les munitions prises au Hovas. C’est un îlot absolument circulaire et artificiel, entouré d’un mur et dans lequel se trouvent quatre baraques en planches entourant un petit bosquet de goyaviers.

Les baraques sont littéralement bondées de projectiles. Nous en avons profité pour apporter une boîte à mitraille Hotchkiss, qui est assez originale.

Pour aller, nous avons pris un sentier qui part derrière la cathédrale catholique et qui descend directement sur le rocher à la place Mahamashina. C’est un escalier très raide qui serpente le long des flancs du rocher et qui n’est pas toujours facile à suivre. On marche au milieu d’un fouillis de verdure, cactus, goyaviers, acacias, etc.

C’est assez pittoresque et cette promenade vaut la peine d’être faite.

Nous avons reçu une partie du courrier hier soir et le reste ce matin. Je vois que tout le monde se porte bien, et c’est pour moi l’essentiel. Combien il me tarde de partir pour pouvoir vous embrasser.

On s’ennuie mortellement dans cette triste ville de Tananarive, et je ne me rappelle pas avoir vu un pays aussi peu intéressant, nulle part.

Ce qui contribue beaucoup à rendre l’existence monotone à Tananarive, c'est la difficulté que l’on éprouve à circuler dans les rues, qui sont de véritables ravins. Chacun vit dans son quartier et on se visite peu. C’est en somme la vie de bord.


17 Décembre. Mardi.

J’ai fait différents achats, et entre autres, des dentelles, des chapeaux de paille dont un pour chacune de nos mignonnes, différents objets en sparterie faits en raphia, parmi lesquels se trouvent des petits cabas très jolis, des objets en corne.


18 Décembre. Mercredi.

On a appris aujourd’hui que des Fahavalos (brigands) parcouraient la route de Tamatave. On a envoyé aussitôt des troupes de Tamatave et de Tananarive pour les chasser, et surtout pour rassurer les populations des villages qui se trouvent sur la route, et qui ont fui épouvantées

Le commandant David a été envoyé sur les lieux. Par suite, je suis encore retenu ici, car c’est lui qui devait me remplacer à mon bataillon.

D’autre part, il paraît que le colonel Vandenbrock des Haoussas est malade et qu'il demanderait à rentrer. Je vois donc mon départ gravement compromis, et je resterai probablement jusqu’au mois d’Avril.

Ce soir, je suis allé avec le Docteur Seguin à Soanierana, où se trouvent les tirailleurs algériens et l’artillerie de Marine. Nous sommes passés par Ambohipotsy.

La descente du rocher en filanzane est assez mouvementée, car la pente est tellement raide que parfois, on se trouve presque debout dans le filanzane.

Nous avons visité le casernement. Il consiste en un grand bâtiment en bois à un étage, recouvert en zinc, en assez mauvais état.

Les officiers d’artillerie qui y logent sont très mal installés et les hommes sont couchés sur des paillasses reposant sur le sol et exposés aux courants d’air et même à la pluie, car il y a de nombreuses gouttières provenant de ce que la toiture est en mauvais état.

Le bâtiment est construit au milieu d’une belle plate-forme gazonnée, au pied du rocher d’Ambohipotsy, et à 12 à 15 m environ au-dessus des rizières. L’air n’y manque pas, mais le voisinage des rizières rend le séjour assez malsain et on signale de nombreux cas de fièvre parmi les soldats.

Nous avons visité les magasins de l’artillerie qui contiennent les munitions, des pièces de 80 de montagne, quelques armes en dépôt et des quantités de fusils hovas (Remington et Snieder) que l’on a nettoyés et remis en état. On en délivre de temps à autre quelques-uns aux gouverneurs de province, pour se protéger contre les Fahavalos.

Ce qu’il y a de plus curieux à visiter, se sont les machines des Hovas, leur ayant servi à confectionner des projectiles et différentes pièces d’armes. Ils avaient un outillage très perfectionné que l’on pourra remettre en état. Il y a entre autres deux locomobiles, dont une encore bonne. Dans d’autres locaux se trouvent des pièces de canon, système Hotchkiss, et des mitrailleuses.

On les met en état pour les mettre en service à l’artillerie, et pour les différents cantonnements.

On exercera les troupes à leur manœuvre, ce qui sera une bonne chose, en cas d’un soulèvement.

De là, nous sommes allés visiter la villa du commandant Henry, de l’artillerie.

Elle est située au milieu d’un très grand jardin, et doit être bien agréable à habiter.

Le commandant n’était pas là, de sorte que je n’ai pas pu le voir. Je comptais lui demander un fusil hova. Nous sommes rentrés par le col de Ambohijanari, Mahamashina, et la grande rue de Tananarive.

On travaille à la route du col qui conduira de la résidence à Soanierana.

Ce sera une promenade des plus agréables plus tard. D’autant plus que les promenades font totalement défaut ici.


19 Décembre. Jeudi.

Le général Voyron m’a fait appeler ce matin, pour me dire qu'il y avait des logements disponibles autour de chez, lui et qu’il désirait qu’ils fussent occupés par des officiers. Il veut être bien entouré.

Je ne pouvais lui promettre de satisfaire sa demande, attendu que tous les officiers sont logés actuellement, mais je lui ai promis de voir si des officiers mal-logés ne consentiraient pas à occuper un de ces logements.

Notre cuisinier malgache nous a quittés, hier soir, sans crier gare et sans réclamer ce qui lui est dû.

Il est probable que c’est à la suite de mauvais traitements que lui a fait subir le lieutenant Martel qui est quelquefois un peu vif.

Nous en avons assez de ces gaillards-là, et nous allons usager d’un cuisinier européen.


Tananarive, 19 décembre 1895.

Ma chère Angèle,

J’ai reçu tes lettres hier soir, et je suis ravi de tout ce que tu me dis au sujet de nos fillettes et à ton sujet.

Tu seras récompensée de tes peines comme tu le mérites, ma chère petite femme et tu ne te plaindras pas de ton mari qui t’aime tant.

Tu me dis de te fixer au sujet de la date probable de ma rentrée. Je ne puis le faire encore, n'étant pas fixé moi-même, mais, comme je te l'ai toujours écrit, mon séjour ne se prolongera pas au-delà du mois d’Avril, et je pense même qu’on fera rentrer à ce moment tout le corps expéditionnaire, pour le remplacer par des troupes fraîches.

Tu ne m’as pas accusé réception des deux traites suivantes :

1 500 Fr. n° 815066 expédiée le 13 Août d’ Ankolatokona (camp de la cote 750)

2 500 Fr. n° 815252 du 31 Août d’Abondiamontana.

D’ailleurs, tu as dû recevoir:

deux traites de 200 Fr. de Majunga ,dont tu as accusé réception,
une traite de 500 Fr. n° 815124 d’Ambato, dont tu as accusé réception,
et cinq traites du n° 800842 à 800846 de Mangasoavina, dont tu m’as accusé réception, soit en tout 2.400 Fr. expédiés.

Je suis inquiet pour les deux premières traites dont tu ne m’as jamais parlé et je vais faire des démarches. Fixe moi à ce sujet, en me disant quelles sont les traites que tu as reçues depuis le début, en m’indiquant le montant et le numéro.

Toujours rien pour les propositions de la Marine, cela commence à faire crier tout le monde.

On n’a récompensé, jusqu’ici, que les officiers qui sortaient de la Guerre comme Borbal-Combret, Drujon, et les favoris comme Bauché.

Les autres, rien, et il est probable qu’on attendra la formation du tableau annuel, pour discuter les propositions.

Le général Reste a eu son accident à un bien mauvais moment pour moi, car il aurait pu me donner un bon coup d’épaule.

On ne parle pas davantage de la nomination du général Voyron au grade de divisionnaire, et on croit que ce sera le général Duchemin qui décrochera la timbale.

On dit qu’il rentre du Tonkin, probablement pour préparer sa candidature.

Madame Reste doit être bien affligée, et il serait bien regrettable que ce bon général finisse aussi tristement, surtout sans reprendre connaissance.

Vimont a reçu hier une lettre de Paris, dans laquelle on lui dit qu’il est probablement perdu.

Je te laisse en te chargeant d’embrasser bien fort nos chères mignonnes et de faire mes amitiés à tous.

Je te dévore de caresses.

Émile.





20 Décembre. Vendredi.

J’ai vu rentrer les tirailleurs algériens de la marche militaire. Ils avaient à leur tête une nouba (musique indigène composée de sortes de hautbois). Ils jouaient l’air du Père la victoire en faisant alterner les clairons.

C’est réellement une musique sauvage, mais les Hovas se pressaient sur leur passage, et paraissaient enchantés d’entendre cette musique primitive.

Dans tous les cas, ce sont là de bons soldats bien tenus, et marchant très bien.


Tananarive, 21 décembre 1895.

Ma chérie,

J’ai eu un moment, l’espoir de partir le 9 Janvier, mais cela a été une fausse joie.

Ne compte pas sur mon retour avant le mois d’Avril ; à cette époque nous serons tous relevés, probablement.

Trabaud part pour raison de santé le 9. Il va mieux, mais il a besoin de se refaire en France.

Toujours rien de nouveau pour les propositions, et nous commençons à être inquiets.

C’est incroyable qu’on n’ait rien fait pour nous, et la Marine est réellement coupable.

À propos, Philip m’a écrit et il m’annonce entre autres choses, que l’ami Campion est au ministère de la Marine. Voilà qui n’est pas un atout de plus dans mon jeu, surtout si le général Reste n’a pu prendre part à la discussion du tableau.

Enfin, l’essentiel est que je me porte bien ; le reste viendra ensuite.

Tu ne m’as pas accusé réception des deux traites suivantes : de 500 Fr. chacune, à savoir :

-1 n° 815066, lancée le 13 Août d’Ankolatokona (camp de la cote 750)

-2 n° 815252, lancée le 31 Août d’ Abondiamontana

Répond moi courrier par courrier, pour me faire savoir, si oui ou non tu les a reçues.

Je t'ai donné, je crois, dans une lettre précédente, le nombre et le montant des traites que je t’ai envoyées depuis mon départ.

Je te les donne encore, dans l’incertitude :

1 deux mandats de 200 Fr. chacun 400 Fr.

2 une traite de 500 Fr. n° 825124 du 15 Juillet (Ambato) 500 Fr.

3 une traite de 500 Fr. n° 815066 du 13 Août (Ankolatokona) 500 Fr.

4 une traite de 500 Fr. n° 815252 du 31 Août (Abondiamontana) 500 Fr.
5 cinq traites de 100 Fr. n° de 801842 à 801846 du 9 Septembre (Mangasoavina) 500 Fr.

Total 2.400 Fr.

Tu m'as accusé réception des envois n°1, n°2 et n°5 mais je n’ai pas reçu avis des deux autres.

Dans le cas où tu ne les aurais pas reçus, il paraît qu’il faut faire opposition par voie d’huissier, et ce dernier te fera rentrer dans tes fonds.

Consulte M. Meissonnier et M. Granier à ce sujet, ils te donneront la marche à suivre. Mais dans tous les cas, fais-moi connaître de suite, quels sont les traites que tu n’as pas reçues avec leurs numéros, afin que de mon côté, je fasse des démarches.

Ma santé est toujours excellente et je me soigne aussi bien que possible. Je me console de ne pas partir de suite, en raison des difficultés de la route, à la saison actuelle.

Notre évêque est arrivé avant-hier.

Demain nous aurons probablement une grand-messe.

Voilà les fêtes de Noël et du jour de l’an qui approchent. J’aurais été si heureux de les passer au milieu de vous.

Je serai de tout cœur parmi vous.

Embrasse tout le monde pour moi. Je te dévore de caresses ainsi que nos chères fillettes.

Émile.


21 Décembre. Samedi.

Trabaud est venu pour passer la visite devant la commission de rapatriement. Il va bien mieux. Il a déjeuné avec nous.

Il m’a appris qu’on avait télégraphié du ministère de la Marine, pour demander au général en chef les noms des médecins de 1e classe nommés par ordre de préférence, et il a été classé le numéro 1. Aussi il en est enchanté.

D’ailleurs, il attend un télégramme de Tamatave le 25 au plus tard lui annonçant sa mise au tableau d’avancement, à la suite des propositions pour la colonne légère.

Il est question de donner le commandement du régiment colonial au lieutenant-colonel Borbal-Combret, en remplacement du colonel Geil, qui serait chef d’état-major du général Voyron.

Drujon prendrait le commandement du 1er bataillon, et David resterait momentanément à la tête du 13e régiment.

Ce soir, je suis allé promener jusqu'au tombeau du premier ministre en passant par le Zoma.

La route, ou mieux la rue, est bonne et c’est de beaucoup la meilleure de Tananarive.

On remarque des portails avec kiosque, assez semblables à ceux que construisent les Chinois sur leurs portes.

Le tombeau se trouve au milieu d’une vaste cour. Il est monumental, et n’a pas un cachet original. C’est un massif de maçonnerie quadrangulaire surmonté de colonnes, et entouré également de colonnes ; aux angles Nord et Sud se trouvent des tourelles surmontées d’un paratonnerre. En somme, monument sans cachet.


22 Décembre. Dimanche.

Allé à la messe. À la sortie, on m’a appris que le bruit courait que les deux chambres auraient rejeté le système de protectorat, pour adopter l’annexion pure et simple.

Ce sera une grosse affaire, car il ne sera pas commode de faire avaler la pilule à la Reine, maintenant qu’on l’a habituée à se considérer comme la Reine de Madagascar.

Cet événement est gros d’imprévus.


N° 27

24 Décembre. Mardi.

C'est la veille de la Noël, et je vais encore passer cette fête loin de vous, et dans l’isolement.

Nous avons un temps gris et triste, comme à Cherbourg. Dans la soirée il a plu à torrents.

Les Hovas circulaient malgré cet affreux temps, et plus d’un lamba blanc était piteusement collé sur la peau de son propriétaire.

Il n’y aura pas de messe de minuit, parce qu’il est défendu à tous de circuler à partir de 10 heures du soir. D’ailleurs, cela ne nous privera pas beaucoup, car nous n’aurions eu guère envie de sortir par un temps pareil.

Trabaud est venu nous voir ce matin. Il était présenté au général en chef par le médecin-chef de l’hôpital.

Son départ a été ajourné en raison de son état de santé. Ce n’est pas qu’il soit plus grave, mais il a une rechute de diarrhée, et ne peut ,dans ces conditions, s’exposer à la pluie qui est presque continue, surtout sur le versant Est de l’île. Il ne partira donc que dans 15 jours.

Le Docteur Féraud du bataillon des Haoussas est venu déjeuner chez nous. Il rentre du théâtre de l'insurrection du Sud-Ouest.

Il nous a raconté leur odyssée qui ne manque pas d’une certaine originalité.

Il paraît que le commandant Ganeval a fait des siennes. Il impose des fatigues énormes à tout le monde, et ils ont fait jusqu’à 38 km par jour, dans une pluie battante.

Un sergent a été tué dans les circonstances suivantes : il était en avant-poste avec une douzaine de tirailleurs, et assez éloigné de la troupe qu’il couvrait.

À un moment donné, il voit arriver sur lui un groupe de quelques Hovas.

Le sergent indigène lui dit de se méfier, que ce sont probablement des rebelles, mais il ne croit pas à cet avertissement qui malheureusement était fondé, car ces gens-là, après avoir parlé pendant quelques instants avec lui, l’ont attaqué à coups de couteau qu'ils tenait cachés sous leur lamba.

Les tirailleurs sont partis aussitôt, le laissant livré à ces misérables qui l’ont massacré.

Une bande considérable de rebelles est accouru à la rescousse et il a fallu l’intervention des troupes en arrière pour les disperser, et leur arracher le corps du malheureux sergent mutilé.

Ganeval aurait agi, d’après ce que racontent les officiers rentrés, sans ordre et avec une très grande légèreté, tirant sur tout individu suspect, ou tout au plus paraissant suspect, sans s’assurer au préalable à qui il avait affaire.

Ainsi, un jour, rentrant d’une reconnaissance, il aperçoit une réunion assez considérable de lambas blancs sur une hauteur, parmi lesquels se trouvaient des parasols, semblables à ceux qui recouvrent les marchés.

Il croit à une réunion de rebelles et, sans se renseigner, il fait tirer l’artillerie dessus.

Tout le monde se disperse et quelques-uns des malheureux étrillés pris par des hommes racontent qu’ils n'étaient pas là pour comploter, mais simplement rassemblés au marché.

Ce qui est plus énorme encore c’est que quelques jours avant, passant par là, Ganeval avait fait comparaître les notables, et leur avait tenu un discours pour leur dire que s’ils voulaient que que l’on ne leur fît pas de mal, ils devaient continuer à commercer, et c’est ce qu’ils avaient fait.
Aussi étaient-ils très étonnés du procédé sommaire employé à leur égard.

Actuellement tous les ferments de révolte sont étouffés, paraît-il, mais ces braves gens sont sans doute très étonnés des procédés employés, et il est probable qu’ils doivent nous en garder un peu de rancune.

On a fait rentrer les deux compagnies d’Haoussas qui sont très éprouvées. Les hommes sont complètement fourbus, et plusieurs ont la fièvre et le ver de Guinée qui s’est développé par l’humidité continuelle à laquelle ils ont été soumis si longtemps.

Il est probable, qu’à la suite de toutes ses prouesses, le commandant Ganeval sera proposé pour lieutenant-colonel et mis au tableau, sans préjudice de la croix d’officier pour laquelle il a été proposé, à la suite de la colonne légère.

Après une série de tâtonnements qui ne sont pas à l’honneur du commandant, on a enfin décidé que le détachement préposé à la garde de l’ex-premier ministre, à Tsarasaotra, serait relevé tous les mois. Il a fallu pour enlever la position qu’une invasion de moustiques vienne rendre la vie impossible à ces malheureux soldats.

Notre médecin de 1e classe part pour Tamatave demain, avec une compagnie d’Haoussas qui va à Beforona pour y rétablir la tranquillité et, surtout, pour assurer la sécurité de cette partie de la route de Tamatave à Tananarive.

Les bruits les plus divers circulent à ce sujet.

On prétend que des bandes battent la campagne dans cette région et qu’ils attaquent les voyageurs isolés.

Un pasteur norvégien et une religieuse auraient même été pris et tués.

Mais d’autres prétendent, et ce ne sont pas peut-être les plus mal renseignés, que le général en chef prépare la sécurité de la voie pour sa descente à Tamatave.

Il faut aussi que le résident général qui va arriver, puisse faire la route en toute sécurité et sans encombre.

Que penserait-on en France, s’il était enlevé ou même seulement attaqué en route ?


25 Décembre. Noël.

J'ai assisté à la messe en musique célébrée par l’évêque. C’était réellement très beau et imposant. Je n'ai rien entendu de pareil en France à ces chants à plusieurs parties, exécutés par tous les fidèles présents dans une église, en accompagnement d’un orchestre à cordes qui, s’il n’est pas parfait, s’en tire cependant assez bien.

La Noël est une très grande fête pour les Hovas, qui ont subi tout d’abord l’influence anglaise.

Mais on peut dire surtout que c'est l'occasion pour tous de se montrer dans de beaux costumes.

Les femmes font des folies, et celles qui en ont les moyens se font faire de superbes robes de soir à l’européenne, mettant des chaussures et des chapeaux.

Les lambas multicolores se montrent, lambas en soie du pays, en satinette, tapis de table, ou vieux châles de toutes nuances, ornent les épaules des coquettes et celles des hommes.

Ce sont les couleurs de l’arc-en-ciel qui reluisent de toutes parts au soleil.

Nos voisines sont superbes et n’osent pas marcher dans leur robe en satin à traîne. Elles sont radieuses, et nous les enchantons en leur témoignant notre admiration (Tsara-bé !) Très beau.

La plus jeune se livre à des entrechats, tellement elle exulte. La madame de mon officier payeur vient se montrer dans la belle tenue que lui a achetée son mari.

Elle est enfouie dans une belle robe à la dernière mode à reflets changeants et vieil or, qui la fait ressembler à un soleil.

Elle ne se possède pas d’orgueil et la toilette, paraît-il, a été très laborieuse.

On y travaille depuis 4 heures du matin, à la bougie. Tout le monde est sur pied et la coiffeuse s’est distinguée. Elle a les cheveux crêpés avec une superbe natte dans le dos.

À vrai dire, si elle avait plus d’aisance dans ses atours trop neufs, on la prendrait facilement pour une jolie italienne très bronzée, car elle n’est pas mal du tout. Mais elle a plutôt l’air d'une jolie poupée que d’une femme.

La sortie de la messe était surtout très intéressante. On pouvait avec peine se frayer un passage à travers la foule compacte.

Ce qui m’a fait le plus de plaisir, c’est d’entendre jouer par les orgues, tenues par le lieutenant Cluzeau, officier d’ordonnance du général Voyron, nos airs de Noël qui me rappelaient les plus doux souvenirs.

En sortant de la messe, j’ai vu le capitaine Vimont qui m’a appris quelques nouvelles intéressantes, apportées par le télégraphe.

Entre autres : le général en chef est autorisé à rentrer et on lui annonce l’arrivée par le courrier du 9 Janvier, du résident général, M. Laroche.

Le général Voyron commandera le corps d’occupation, et un décret du 11 Décembre règle ses attributions.

À ce propos, il paraît que ce dernier est heureux, et qu’il ne cesse de répéter qu’il va enfin avoir le commandement, et qu’il fera ce qu’il voudra.

Or, il est probable que le décret en question doit être un frein, à la disposition du résident général, pour réprimer les ardeurs trop belliqueuses des militaires, et il pourrait bien avoir à ce sujet des désillusions.

Dans un télégramme, le ministre prie le général Duchesne de prescrire que la correspondance privée soit respectée ; ce qui prouve qu’on la violait quelquefois : ce qui n’étonnera personne.

Des bruits contradictoires circulent relativement au traité.

Les uns affirment qu’il est ratifié et qu'on sert une liste civile de 600.000 Fr. à la Reine. D’autres prétendent que l'annexion pure et simple a été adoptée par le gouvernement, et qu’on va notifier cette décision à la Reine, dure pilule à lui faire avaler.

Par le fait, personne n’est fixé à ce sujet que ceux, et ils ne sont pas nombreux, qui ont lu le télégramme, si télégramme il y a.

Toujours rien de nouveau au sujet des propositions parties par lettre, et un télégramme à ce sujet serait bien accueilli. On se demande si la Marine fera quelque chose pour nous, et on craint bien que non.

L’opinion générale est que ces propositions seront discutées avec celles de l’inspection générale, pour la formation du tableau d’avancement.


26 Décembre. Jeudi.

La Reine, qui a sans doute appris que le Président de la République passe le plus clair de son temps à visiter les hôpitaux, a voulu l’imiter, et elle a fait connaître son intention à nos gouvernants.

Aussitôt, on a donné des ordres dans ce sens, et ce matin à 9 heures, la Reine avec toute sa suite fera une visite solennelle aux deux hôpitaux des sœurs, et anglais à Soavinandriana.

Tous les postes ont été doublés pour lui rendre les honneurs du Président de la République.

De notre balcon, nous avons assisté au défilé qui n’était pas banal.

À 9 heures, le général en chef s’est rendu à l’hôpital des sœurs pour y attendre sa majesté. À 9h15, les clairons sonnaient « Aux champs » et une clameur s’élevait du côté du palais, annonçant la sortie de la Reine.

Bientôt débouchent les dames d’honneur, revêtues de leurs plus beaux costumes de ville en soie de toutes les couleurs, dernière mode.

Puis le ministre de l’intérieur, l’ancien gouverneur de Tamatave qui a grand air en habit, devant la Reine un peloton de soldats hovas, puis quatre officiers bottés et éperonnés, enfin la Reine dans son palanquin en velours rouge doré très beau, puis deux officiers à cheval et quelques dignitaires.

La Reine a une très belle toilette en soie jaune, qu’elle porte très élégamment.

Elle a sur la tête une couronne royale. Détail original, elle porte un bracelet en or, avec une petite montre.

Elle est réellement très bien, et quoique la figure ne soit pas jolie, elle est gracieuse, et le corps est élégant et l’ensemble est distingué.

En arrivant à hauteur du poste de la place, celui-ci lui rend les honneurs et les clairons sonnent « Aux Champs ».

Tous les Hovas se découvrent, croyant sans doute que c’est notre hymne national.

La petite Reine paraît enchantée de ces honneurs, et fait sa mine la plus gracieuse.

Nous jouissons de ce coup d’œil, du haut de notre terrasse sans être incommodés par la foule. Tout à coup, nous entendons une rumeur dans la foule qui se rue vers le bas de la place en vociférant.

La Reine donne des marques d’inquiétude, et détache un de ses officiers à cheval pour disperser cet attroupement.

La cause de tout ce vacarme, c’est une femme hova, maîtresse, paraît-il, d’un tirailleur sakalave, qui a l’audace de se promener dans un costume superbe en soie vert perroquet comme une andriana (noble).

La foule la conspue, pour lui faire honte. Grâce à l’intervention de l’officier hova, l’attroupement est bientôt dispersé, et les clameurs meurent aussitôt. Le cortège disparaît dans la rue de l’hôpital.

Le commandant Lalubin m’a raconté ce soir, un incident bien bon.
Il paraît que l’un de ses officiers, photographe enragé, s’était placé sur le passage du cortège, perché sur un mur, près du temple de Faravohitra, pour croquer la Reine.

Le général en chef l’aperçoit, et l’apostrophe vertement, lui disant qu’il est bien indiscret de vouloir ainsi photographier la Reine.

L’autre se trouble, et balbutie quelques paroles inintelligibles dans lesquelles le général comprend que c'est lui qu'on veut photographier, nouvelle fureur du bonhomme, qui traite d’indiscipliné le malheureux officier, et ne cesse de l’invectiver que lorsqu'il est trop loin pour pouvoir être entendu de lui.

Pauvre Général Duchesne, et dire que l’on fait de lui un aigle, un héros, en France !

Il est temps qu’il parte se retremper au climat sain de la mère patrie, car s’il continue à promener ainsi au soleil, il finira mal.

Notre cuisinier nous a apporté du marché des raisins qui ont très bon aspect, mais dont le goût ne rappelle en rien le goût de ceux de France.

Ils ont un parfum très prononcé de violette, et d’ailleurs, ils ne paraissent pas tout à fait assez mûrs et s’avalent difficilement.

Quant aux prunes, toujours aussi aigrelettes. Tous ces fruits font très bien pour décorer une table, mais ne peuvent se comparer à leurs congénères de France.



27 Décembre. Vendredi.

J’ai reçu comme médecin pour remplacer le Docteur Séguin qui rentre à Tamatave, un jeune médecin de 2e classe, le docteur Rigaud, qui était à Ti-Cau avec Raynaud, lorsque j’ai fait mon voyage de Hanoï à Chonoï.

Nous avons parlé du Tonkin, dont on se rappelle toujours avec plaisir.

Combien ce pays est fastidieux pendant la saison des pluies. Le soir, on ne peut sortir sans s’exposer à être mouillé. Heureusement les matinées sont assez belles et on peut sortir sans manteau.






28 Décembre. Samedi.

Nous avons appris, aujourd’hui, par la voie du rapport, que la Reine a donné 500 Fr. et les ministres 100 Fr., aux hôpitaux à la suite de sa visite.

Trabaud me racontera ce qui s’est passé à cette occasion, car rien n’a transpiré encore en ville.


29 Décembre. Dimanche.

Mes occupations m’ont empêché d’assister à la messe, et je l’ai regretté.


30 Décembre. Lundi.

Aujourd’hui, le colonel a fait quelques heureux en nommant des sergents et des caporaux. Cette promotion était attendue avec impatience par les hommes.


31 Décembre. Mardi.

Trabaud est venu déjeuner avec nous. Il va bien mieux, et a presque repris sa mine des beaux jours.

Il peut partir pour France par le courrier du 17 Janvier avec le général en chef et son état-major.

Il nous a raconté la visite de la Reine à l’hôpital anglais. Il paraît que l’on avait orné les avenues et les bâtiments avec des guirlandes de fleurs, et le médecin en chef a offert à sa majesté un superbe bouquet.

La Reine a visité toutes les salles, et a tenu à connaître la maladie de chacun. Elle a visité également les officiers malades, et a été très aimable avec eux.

Elle leur a dit, ou plutôt fait dire, qu’elle est heureuse de les trouver en bonne santé et qu’elle espérait qu’ils se rétabliraient très rapidement dans le climat de l’Emyrne.

Le général Duchesne, selon son habitude, a été moins aimable. Il a dit d’un ton bourru qu’il ne voyait que des officiers avec des mines superbes, et qu’ils ne devaient pas être très malades, et qu’ils ne devraient pas encombrer les hôpitaux.

La Reine était allée d'abord à l’hôpital des sœurs, en ville, et on espérait qu’elle s’en tiendrait là.

On voulait en effet qu'elle n’aille pas à l’hôpital anglais, pour bien marquer la différence.

Mais il est probable que la petite Reine tenait beaucoup à donner cette marque d’estime aux Anglais, car elle insistait beaucoup pour faire la visite.

À ce dernier hôpital, elle a visité les Hovas en traitement, et particulièrement les Hovas blessés pendant la campagne.

Le retour a eu lieu par la route de Tamatave, en faisant le grand tour, de sorte que le général en chef a fait une course au soleil qui ne devait pas être des plus agréables. Il est repassé devant chez nous à 1h30 du soir, après être parti le matin à 9 heures. La fête a donc été complètement pour lui.

Ce bon Trabaud est très ennuyé de ne pas avoir reçu de télégramme de sa femme lui annonçant sa mise au tableau, car il commence à être très inquiet, il craint que cela le renvoie à la formation du tableau annuel.

D’ailleurs, aucun des proposés n'ayant reçu de télégramme, il est probable qu’on n’a encore rien fait. On pourra savoir quelque chose par le courrier qui arrive à Tamatave le 9 Janvier.

Quant à moi, je suis persuadé que les propositions seront remises à la formation du tableau, c’est-à-dire aux mois de Mars ou d’Avril.

Enfin, je ne me fais pas de mauvais sang à ce sujet, et j’attends patiemment, pas sous l’orme, mais sous la pluie, que l'on veuille bien faire quelque chose pour moi.

Demain matin, nous avons présentation au général en chef, à 8h30 du matin, par le général Voyron.

Comme la tenue est en bleu, je me demande comment je vais faire, n’ayant qu’un affreux dolman bleu sale ayant fait toute la campagne, celui que tu m'avais envoyé au Tonkin.

En y mettant dessus toutes mes décorations, cela le relèvera un peu, peut-être.

On n’a pas encore voulu faire monter nos bagages de Tamatave, et il est temps qu’on se décide, car la plupart d’entre nous n’ont que les effets traînés pendant la campagne.

Le soir, à 8h30, réception chez le général en chef. Il est probable qu’on ne dansera pas, car les femmes feront complètement défaut à cette soirée, à moins que la Reine et ses dames d’honneur y soient invitées.

Car ces dames dansent toutes nos danses, et même le quadrille des lanciers.

Ce serait original d'assister à un bal. D’ailleurs, il paraît que la Reine se propose d’en donner un prochainement.

Enfin, voilà 1895 terminé et j’espère bien que la fin de 96 nous verra réunis tous, en bonne santé.

Encore trois mois à patienter avant de nous revoir. On attend ici avec impatience la nouvelle de la relève des troupes, et il paraît que le général en chef a écrit en France à ce sujet.

J’arrête là mon journal, le courrier partant demain pour Tamatave, et je vous embrasse tous de tout cœur, en vous envoyant mes souhaits qui arriveront bien tard, mais il n’y a pas de distance pour la pensée.