Août 1895

Carte détaillée avec les lieux traversés - L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Lettre n° 7
Camp des Sources, 1er Août 1895.
Ma chère petite femme,
Nous allons toujours en avant et nous voilà dans la région tourmentée, à l’extrémité de la route.
Notre brigade est maintenant en tête. Cela va devenir plus intéressant. Nous allons demain à Andjiéjié, là nous ferons des travaux de route pour amener notre ravitaillement, ce qui est une question sérieuse pour tous.
La santé des hommes s’améliore un peu et j’espère que plus cela ira, plus nos hommes reprendront.
Le brave Coulouvrat est fatigué en ce moment. Il s’est surmené et ne se plaignant jamais, il n’a pas été soigné. Comme il est très robuste, il s’en tirera probablement, mais pour le moment il n’est pas fort.
Je profite de tous les courriers pour t’écrire un mot afin que tu ne languisses pas trop, mais j'ai tellement à faire que je puis rarement m’étendre dans mes lettres sur les détails de notre vie de campagne.
D’ailleurs, rien de plus monotone jusqu’ici, et le paysage lui-même n’a rien de bien réjouissant.
Je me porte très bien.
Je te quitte, car il m’est impossible d’écrire ce mot sans être dérangé, ce soir
Embrasse nos mignonnes pour moi. Je te dévore de caresses.
Émile.
Lettre n° 8
Marokolohy (Camp Brûlé), le 4 Août 1895.
Ma chère adorée,
Nous voilà à 75 km au Sud de Suberbieville, et par suite, tu vois que nous n’avons pas perdu notre temps.
Nous traversons maintenant une région plus saine, et si ce n’était que le pays est complètement nu, à part les vallées qui sont boisées, on se croirait en Nouvelle-Calédonie quant à l’aspect général du pays et à la structure du sol.
Nous avons de grandes montagnes devant nous et le terrain est rouge et parsemé de quartz comme celui de la région minière du Nord de l’île. D’ailleurs, c’est la région des mines d’or de Madagascar.
Nous sommes arrêtés pour travailler à la route qui doit servir à nous ravitailler.
La brigade est divisée en deux groupes :
Le premier commandé par le colonel Bouguié comprend le 1er bataillon (Borbal-Combret), une batterie d’artillerie de Marine, et le bataillon de tirailleurs malgaches). Il est à 4 km en avant de nous.
Le deuxième (Colonel De Lorme) comprend le 3e bataillon (le mien), et un demi-bataillon d’Haoussas (commandant Vandenbrock qui était au 8e régiment à Toulon).
Nous avons en outre avec nous deux compagnie du génie, ou mieux les débris de ces deux compagnies, car il en est resté un peu partout.
Les Hovas qui sont tout près de nous, continuent leur tactique ; ils se tiennent prudemment hors de portée de nos armes, et on ne les voit jamais, si ce n’est de très loin, et ils prennent aussitôt le pas de course après avoir déchargé leurs armes.
D'ailleurs le pays est tellement nu, qu’il est difficile d’être surpris si on se garde tant soit peu.
Nous sommes pourvus de 73 mulets de bât, au bataillon. C’est avec eux que nous faisons toutes nos corvées, et celles du ravitaillement sont les plus pénibles.
Mon officier d’approvisionnement, M. Savy, est sur les dents. Il est toujours par monts et par vaux. C’est un métier de chien et il faut être trempé comme il l’est, pour y résister.
D’ailleurs, son métier devient de plus en plus pénible au fur et à mesure que nous avançons.
Nous avons reçu des bœufs pour plusieurs jours : c’est déjà quelque chose, car avec cela on ne meurt pas de faim.
D'ailleurs, malgré de grosses difficultés, jusqu'ici l’intendance fait assez bien son métier et nous continuons à manger.
Les hommes sont navrés parce qu’ils n’ont plus de vin ou très rarement, mais on leur donne une ration de tafia supplémentaire à la place.
Nous mangeons encore du pain qui nous vient de l’arrière, mais c’est surtout le pain de guerre (genre de biscuit un peu levé) qui fait le fond de la nourriture.
Ce pain de guerre est d'ailleurs très bon, et je le mange très volontiers. Nous le faisons légèrement griller, ce qui le ramollit un peu, et il est alors très bon.
Néanmoins, il faut avoir d’excellentes dents pour le manger facilement.
Nous avons commencé à piocher ce matin. Cela me rappelle les travaux de route du Tonkin, mais je n’ai pas la perspective après quelques jours, de rentrer auprès de toi et de nos chers enfants.
Le temps me paraît bien long. Espérons qu'on va pousser maintenant l’expédition, car le temps presse. On dit que les Hovas sont assez nombreux du côté d’Andriba, et que ce sera là leur dernier effort, et on espère qu’ils se soumettront après.
Dans ce cas, nous en aurions fini dans un mois à un mois et demi avec l’expédition proprement dite.
Après, la montée à Tananarive ne serait pas grand-chose, mais il faut l’effectuer avant les pluies.
Quoiqu’il en soit, ma santé est toujours parfaite et je suis un des rares qui n’ait eu absolument rien. L’état sanitaire s’améliore sensiblement depuis que nous avons quitté les parties basses et nous espérons, si on ne fatigue pas trop les hommes, que la plupart se rétabliront.
Je te charge d’embrasser nos chéries pour moi, et je te dévore de caresses.
Émile.
Lettre n° 9
Camp Sud de de Marokolohy, 10 Août 1895.
Ma chérie,
Nous sommes perchés à 750 m d’altitude, presque sur un rocher, et tout à fait en avant du corps expéditionnaire dont nous formons l’avant-garde.
Ici, on respire un air tout autre que celui de la plaine infecte que nous venons de traverser.
Aussi, voit-on un peu reprendre les mines fatiguées. Toutefois, les individus bien atteints sont saisis par cet air vif et chez eux, il y a une recrudescence de la maladie.
Coulouvrat ne va pas mieux, et je crois bien d’être obligé de m’en débarrasser.
Je le fais suppléer par un de ses camarades, mais je crois que ce sera définitif, il a été bien touché et terrassé par sa faute.
Il n’a jamais avoué son mal et a mis comme un point d’honneur à dire qu’il se portait toujours bien. Maintenant la quinine a peu de prise sur lui. Toutefois, comme il était d’une constitution très robuste, le médecin pense qu’il pourra se rétablir grâce à l’air vif que nous respirons.
Nous avons un panorama superbe devant nous. Partout des montagnes à pic, des torrents et des vallées encaissées.
Mais tout cela est aride, et l’on dirait une photographie de la Lune.
Rien que de l'herbe sèche.
Lorsque le feu vient prendre quelque part, c’est l’affaire de quelques minutes ; tout est brûlé.
Je me porte toujours comme le Pont-Neuf et fait l'étonnement de tous les camarades.
Nous faisons maintenant les terrassiers, tout le monde pioche pour faire la fameuse route qui doit servir à nous ravitailler.
Ce n’est pas une petite affaire je t’assure. J’ai donc repris mes anciennes fonctions du Tonkin, et je fais des tracés de route, ou mieux je dirige les travaux, car les officiers du génie passent avant nous, mais ils sont tellement pressés que c’est souvent tout à rectifier.
Les hommes font tout ce qu’ils peuvent, mais cela les fatigue beaucoup et, depuis quelques jours nous avons pas mal de malades. La nourriture est surtout insuffisante.
La corvée de la route - L'Illustration 1895 (coll. JPD)
En ce moment nous avons, à 3.000 m en avant de nous, les Hovas qui font une superbe tranchée en travers du sentier de Tananarive.
On se demande à quoi cela leur servira. On les voit très bien dans les lunettes, surtout avec la mienne qui est des meilleures.
Cela nous distrait en attendant que nous puissions leur envoyer quelques projectiles.
Ils filent toujours, selon leur tactique qui consiste à faire le vide devant nous.
D’ailleurs, nous ne les inquiétons pas du tout et il nous serait bien difficile pour le moment de tenter une aventure quelconque, car les vivres nous arrivent au jour le jour seulement.
Nous avons toujours de la viande fraîche, heureusement, et de la bonne viande puisque nous traînons un troupeau avec nous.
Aujourd’hui il nous est arrivé du renfort. L’état-major du général Voyron, l’escadron de chasseurs d’Afrique (ils sont encore une trentaine d’hommes), le bataillon de tirailleurs sakalaves, la gendarmerie de la brigade, l’ambulance n° 2 et la batterie de montagne Bergeret de Toulon.
C’est une tour de Babel et on peut à peine s'entendre dans tout cela. Je ne sais pas trop comment on fera boire les mulets et chevaux qui sont très nombreux.
On s’ingénie le mieux qu’on peut pour cela, à l’aide des caisses à biscuits vides.
Nous trouvons tous que cela ne va pas assez vite. Si nous étions bien ravitaillés, cela irait comme sur des roulettes.
Je t’avouerais que pour mon compte personnel, il me tarde bien de rentrer, car cette expédition n’a rien de bien intéressant pour nous. Nous marchons et faisons des routes. Enfin nous trouverons peut-être du nouveau, maintenant.
En attendant, je me soigne le mieux que je puis. Imagine-toi que nous avons un fléau nouveau, qui était certainement inconnu jusqu’ici.
La vallée du Marokolohy est remplie de petites mouches à trompe, qui piquent plus fort que les moustiques.
C’est quelque chose d’épouvantable. Heureusement qu’elles disparaissent, je ne sais où, la nuit.
Ainsi, après les moustiques, les mouches.
Il faut toujours quelque chose pour nous distraire. Nous avons nos hommes qui commencent à être pas mal déguenillés. On voit déjà des genoux troués ainsi que les coudes sortir des manches.
Quant aux souliers ils sont presque tous éculés et commencent à refuser tout service.
Je me demande comment nous allons arriver à Tananarive si on ne nous remplace par les effets usés.
Je te quitte ma chérie en te chargeant d'embrasser nos chéries. Je te dévore de caresses.
Émile.
Lettre n° 11
Camp hova brûlé, le 15 Août 1895.
Ma chérie,
Le 15 Août, et si loin de vous tous ! Je suis quelquefois bien triste en pensant que je ne puis vous embrasser, et vous revoir aussitôt que je le voudrais.
Nous marchons toujours en tête, et les Hovas ont l'air de ne pas vouloir nous attendre.
Ils sont à 2 km en avant de nous, et se maintiennent à cette distance sans faire mine d’avancer, ni même de vouloir nous attendre. Ils font cependant de bien beaux retranchements qu’ils abandonnent le plus tôt possible, sans en profiter.
Nous venons d’en voir de très bien construits, semblant indiquer de la part des Hovas quelques connaissances dans l'art de la fortification, mais c’est bien travail inutile, puisqu’ils ne s’en servent pas.
Nous travaillons toujours à cette fameuse route qui doit nous ravitailler, mais qui retarde beaucoup notre marche et qui pourrait bien nous occasionner un tel retard que nous soyons pincés par la saison des pluies, avant d’arriver à Tananarive, ce qui n’aurait rien d’intéressant pour nous.
Le travail des routes fatigue beaucoup nos hommes qui sont déjà anémiés pour la plupart, et je crains bien que cela les use complètement.
On ne compte pas assez avec ce facteur important : la santé des hommes.
J'en laisse toujours quelques-uns en arrière à chaque étape, que je confie aux ambulances.
Peu reviennent en avant ; les trois quarts retournent au contraire en arrière.
Encore une faute énorme, car au lieu de se rétablir dans la région saine où nous sommes, ils retournent dans la région malsaine où ils aggravent leur état.
On s’obstine à ne pas rapatrier, ou à rapatrier le moins possible, afin de ne pas faire trop crier les électeurs.
Ici l’air est vif et l'on se sent renaître. Partout des montagnes et de l’eau avec des cascades superbes.
La forêt manque, sans cela on se croirait en Calédonie.
Pas une goutte de pluie, mais toujours un ciel pur et bleu. Cependant depuis quelques jours, je ne sais si cela tient à l’altitude, nous avons des nuages menaçants.
Cependant ce n’est pas encore le changement de saison, ce qui serait désastreux.
Les tentes des hommes sont déjà en bien mauvais état, et les fortes brises du haut plateau ne sont pas faites pour les raccommoder.
Leurs effets eux-mêmes s’usent, et si on ne trouve pas le moyen de les remplacer, ils seront bientôt complètement déguenillés.
Nous n’avons pas encore reçu grand-chose des nombreux dons des Dames de France.
Le premier envoi insignifiant vient de nous parvenir de Majunga. Il y a très peu de choses et j’ai tout donné au médecin pour les malades.
Je ne sais où passent tous ces dons.
Les hôpitaux et ambulances doivent en recevoir la plus grande partie mais on oublie trop que ce sont les troupes en avant qui seraient heureuses d'avoir quelque chose, pour ranimer un peu l’estomac des hommes.
Il faut voir combien ces derniers sont heureux de recevoir le moindre petit objet.
Coulouvrat est toujours en arrière. Je n’ai pas eu de ses nouvelles, mais je pense qu’il se remettra car il a beaucoup d’énergie.
Je t'ai envoyé dans ma dernière lettre, n° 10, datée d’Ankolatokona,
11 Août, une traite de 500 Fr. n° 815066. C’est la deuxième.
La première de la même somme avait le numéro 815124 et est partie le 15 Juillet, il y a un mois juste, d’Ambato.
Je te quitte en t’assurant que ma santé est toujours parfaite, et en te chargeant d’embrasser bien fort les petites pour moi et de me rappeler au souvenir de tous.
Que dit Joseph de la campagne de Madagascar ?
Je te dévore de caresses.
Émile.
Lettre n° 12
Camp de la cascade. 17 Août 1895.
Ma chère Angèle adorée,
Nous sommes toujours en face de ces bons Hovas qui n'ont pas l’air de vouloir beaucoup nous inquiéter, du moins pour le moment.
Hier, le colonel Bouguié a poussé une reconnaissance à Soavinandriana qui a été évacué sans pertes de notre côté. Comme toujours les Hovas n’ont pas résisté à une attaque de flanc.
On a trouvé de grandes quantités de riz dans des silos. Ce sera une ressource de plus pour nous.
En attendant qu'on prépare la grande opération contre Andriba, nous piochons sur la route.
Le général Voyron a carte blanche et va préparer l’opération.
Ce qui nous retient, ce sont les vivres qui n’arrivent pas régulièrement. En somme, nous vivons presque au jour le jour.
Nous avons reçu encore trois journées, ce matin. Heureusement le pain de guerre n’est pas trop désagréable à manger et nous avons de la viande. Le reste va toujours.
Ma santé est excellente et je me porte certainement aussi bien, sinon mieux, qu’en France.
J’ai beaucoup d’appétit, et même je mange trop le soir.
Je ne bois que du thé, j'attribue à cela ma santé, car on ne sait jamais quelle est l’eau que l’on boit.
Cependant, nous avons de la belle eau de roche en ce moment qui coule sous de beaux arbres au fond du ravin encaissé où les hommes ne peuvent guère la souiller.
J'ai de bonnes nouvelles de Coulouvrat. Il va mieux, et je pense qu’il se remettra.
D’ailleurs, ici, le climat paraît très sain, et je suis persuadé que si on nous avait transporté en canonnière jusqu’à Suberbieville comme le projet le comportait, nous nous porterions tous très bien, aussi bien qu’en France, et nous n’aurions pas eu le déchet que nous avons eu dans la partie basse du pays.
Donne toujours de mes nouvelles à Victorine, car je manque souvent de temps pour lui écrire.
Je lui ai donné de mes nouvelles par le dernier courrier, qui lui feront du plaisir, je pense.
Mes amitiés à toutes les connaissances. Embrasse les parents pour moi.
Je te charge des meilleures caresses pour les petites et je te couvre de baisers.
Émile.
Soavinandriana, le 20 Août 1895.
Ma chère Angèle,
Nous arrivons ce matin à Soavinandriana pour nous préparer à chasser les Hovas de la position d’Andriba, où ils se sont réfugiés en assez grand nombre.
Le général Voyron va conduire lui-même l’opération, et il est en ce moment dans tous ses états. Ce n'est pas, en effet, une petite affaire que de combiner les mouvements de manière à tourner l’ennemi qui occupe une grande étendue.
Ils ont fortifié toutes les hauteurs environnantes et paraissent assez nombreux. Nous attendons deux batteries de montagne (12 pièces) et une section de 80 de campagne (2 pièces), avec cela ils auront fort à faire pour nous résister.
On nous ravitaille toujours assez bien, mais presque au jour le jour.
Nos hommes ont travaillé fort et ferme à la route qui doit servir à concentrer les vivres, mais malgré cela, elle est loin d’être achevée et on est sur le point d’y renoncer complètement, et de ne faire qu'un chemin muletier.
C’est ce que l’on aurait dû faire dès le début, sans se lancer dans un travail aussi pénible et aussi peu utile que celui auquel on s’est livré.
En ce moment, toute la brigade est concentrée ici et cela fait pas mal de mouvement.
Au camp de la Cascade que nous avons quitté ce matin, se trouve une grande partie de la 2e brigade avec les généraux en chef et Metzinger.
Il reste peu de monde à cette brigade, et je crois qu’il ne faut guère compter que sur nous pour le moment.
On doit nous faire pousser de l’avant après Andriba, avec une colonne volante pour arriver le plus tôt possible à Tananarive, où nous devons être vers la fin Septembre ou le commencement d’Octobre.
Mais je ne compte pas trop sur ces prévisions, et en reculant jusqu’à Novembre on serait plutôt dans la vérité.
On pourra peut-être rentrer après cela, et pour mon compte personnel, je ferai tout ce que je pourrai pour cela, n’ayant rien à gagner à rester ici.
Ma santé est toujours excellente.
Le colonel Gonard va bien également. Le colonel Bouguié était un peu malade ce matin d’un accès de fièvre.
Je te quitte, ma chérie, je te charge de mes meilleures caresses pour nos fillettes.
Je te dévore de baisers.
Émile.
Abondiamontana, 23 Août 1895.
Ma chère Angèle,
Voilà l’affaire d'Abondiamontana faite et ce n’est pas sans fatigue, je t’assure.
Nous avons eu deux journées très dures, et nos hommes ont grandement besoin de repos.
Le 21 à 6 heures du matin, nous avons quitté le camp de Soavinandriana pour marcher vers Andriba.
Je commandais les cinq compagnies du gros de la colonne, dont trois de tirailleurs Haoussas (Dahoméens) et deux d’Infanterie de Marine, 11e et 12e.
A 10 heures du matin, en arrivant à hauteur d’Abondiamontana, nous avons aperçu quelques Hovas à 2.000 m en avant de nous. Ils avaient l’air de gens qui se préparent à une manœuvre.
Partout sur les hauteurs, des redoutes et fortins garnis de Hovas. Nous avons donc pensé que la danse allait être sérieuse.
On a pris la formation de combat. Les hommes, sac au dos depuis le matin, étaient éreintés, mais faisaient néanmoins très bonne figure.
À 1.800 m environ, les Hovas ont ouvert le feu sans pouvoir bien entendu nous atteindre.
On a continué à avancer sans tirer ; ce qui a paru joliment les épater.
Ils garnissaient les crêtes et on les voyait distinctement, les chefs seuls debout derrière, et les hommes à genoux ou couchés.
On a toujours avancé sans tirer jusqu’à 800 m, les Hovas se sont retirés à cette distance, en continuant à tirer de temps à autre.
Les balles qui arrivaient étaient rares, et un homme en a reçu une sur son ceinturon qui l’a seulement contusionné.
Cette affaire a duré ainsi 1h30 environ, nous n'avons pas tiré un coup de fusil, ménageant nos munitions pour une meilleure occasion.
Nous avons alors fait un mouvement tournant qui a décidé la retraite.
À midi seulement, nous avons pu nous reposer. Tout le monde était éreinté.
À 3 heures, nous avons entendu le canon sur notre droite. C’était le groupe Bouguié qui attaquait les forts au-dessus d’Andriba.
Ces derniers tiraient avec leur artillerie sur notre batterie de montagne qui a failli recevoir plusieurs projectiles bien ajustés.
Elle a aussitôt riposté, et n’a pu complètement éteindre le feu de tous les forts, mais à la nuit, les Hovas terrifiés par les effets des obus à la mélinite, ont vidé les lieux.
Nous avons serré sur le premier groupe à 5 heures.
Nos hommes étaient à bout de force, et n’étaient soutenus que par l’idée de la lutte.
Nous avions mangé un peu de biscuits depuis le matin et bu un peu de café.
Je n’ai pas vu spectacle plus intéressant depuis que je suis militaire. Quand la nuit est arrivée surtout, la fusillade simulait un vrai feu d’artifice.
Vers 10 heures, tout s’est éteint. Nous avons reçu l’ordre d’aller attaquer, le matin, les forts de l’Est au nombre de trois.
Le 22, je marchais en tête du deuxième groupe avec mon bataillon.
Le général Voyron dirigeait l’opération. Il était d’une humeur de bouledogue et ne cessait de crier. Jamais je n’ai vu un fou pareil.
L’affaire promettait d’être des plus intéressantes, et on marchait avec prudence pour bien s’éclairer.
Étant donné la résistance des Hovas la veille, on pouvait s'attendre à autant le lendemain.
Les hommes étaient sans sac, et très heureux de marcher au feu.
En arrivant sur la hauteur dominant les ouvrages des ennemis, nous avons joui d’un spectacle superbe.
Nous plongions dans tous les forts et on n’avait qu’à jeter les obus et les balles comme dans un jeu de boules.
Les Hovas n’ont d’ailleurs pas attendu, se voyant dominés, ils ont pris la poudre d’escampette.
Je suis allé occuper le fort n° 6 (on les a numérotés) avec mon bataillon, et j’ai fait planter le drapeau du régiment colonial sur le point le plus élevé.
Cela a été un moment d’émotion pour tous de voir flotter les couleurs françaises.
Les Hovas avaient tout laissé sur place, moins leurs canons qu’ils avaient dû porter à dos d'homme où qu’ils ont peut-être cachés dans les bois.
Le soir, je ramenais le bataillon d’Haoussas et la batterie, pendant que mon bataillon marchait parallèlement à nous.
Nous rentrions au camp à 6h30 du soir, très fatigués mais contents de notre journée.
Le passage des troupes d'avant-garde dans les défilés d'Andriba - Le Petit Journal 13/10/1895
Aujourd’hui repos.
Pour moi, je suis prêt à recommencer.
Tu vois que tu peux être tranquille et que les Hovas ne sont pas des gens bien dangereux.
Ma santé est parfaite et l’appétit marche toujours fort bien.
Embrasse nos mignonnes pour leur père, et je te couvre de baisers bien gros.
Émile.
Lettre n° 13
Abondiamontana, 31 Août 1895.
Ma chère amie,
Nous sommes toujours ici, attendant que l'on organise la colonne mobile qui doit monter à Tananarive du 10 au 15 Septembre.
Nous venons de construire encore un bon bout de route pour permettre aux fameuses voitures Lefebvre de pouvoir nous apporter des vivres.
Nous vivons toujours à peu près convenablement, le ravitaillement se faisant tous les trois jours, à l’aide de mulets de bâts.
Je crois qu'on aura beaucoup de difficultés à accumuler 20 jours de vivres à Andriba pour la colonne mobile, et c’est cependant un minimum.
Nous avons reçu les ordres les plus formels pour nous débarrasser de tous les hommes qui ne sont pas en état de faire les 15 journées de marche consécutives qu’exige le voyage de Tananarive.
D’ailleurs, 15 jours paraissent une estimation un peu faible, et en comptant 20 jours, on sera sans doute plus près de la vérité.
Je ne puis encore te donner de renseignements au sujet de cette colonne
qui va être organisée ces jours-ci.
On compte sur 3.000 hommes à peine, et ce sera tout au plus si on peut les réunir au dernier moment.
D’ailleurs, il serait difficile de réapprovisionner une colonne plus forte dans un pays où il n’y a aucune ressource, étant donné que les Hovas continuent à faire le vide partout, en brûlant les villages et détruisant les approvisionnements qui cependant étaient considérables.
Car nous trouvons du paddy partout, dans de grands silos bien dissimulés où ils croyaient le mettre à l’abri.
On ne fait que recherches, qui presque toutes donnent des résultats, et je pense que ce sera là, un grand allégement pour les convois chargés de nous ravitailler.
Nous avons à côté de nous, d’une part le quartier général du général en chef et d’autre part celui du général Voyron.
Ce dernier ne décolère pas, je ne sais pas pourquoi. Il est fou furieux et il ne fait pas bon l’aborder. Aussi je me tiens prudemment à l’écart. Ce qui le rend le plus furieux, c’est de voir les hommes malades, chose à laquelle nous ne pouvons rien faire.
Les marches forcées des 21 et 22 Août nous ont éreinté ; nos hommes et tous ceux qui étaient un peu fatigués sont actuellement hors d’état de marcher.
Je compte à peine 300 hommes bons pour la marche en avant sur mon bataillon. Tu vois que ce n’est pas brillant, sur 800 hommes au départ de France.
Je me porte toujours très bien et n’ai pas subi la moindre atteinte de fièvre ni d’aucune maladie.
Je me soigne toujours très bien et j’espère que cela continuera à aller aussi bien jusqu’à la fin.
Je t’envoie dans cette lettre une traite de 500 Fr. n° 815252.
Je n’ai plus de nouvelles de Coulouvrat qui a été expédié en arrière.
Je ne pense pas qu’il puisse jamais revenir en avant, car les communications deviennent de plus en plus difficiles, et on va plus facilement en arrière maintenant qu’en avant, où l’on supprime toutes les bouches inutiles.
Dès que je saurai à quoi m'en tenir, je t’écrirai. Dans tous les cas, tu apprendras sûrement par la presse notre arrivée à Tananarive qui sera annoncée certainement par télégramme, car on aura trop hâte de faire connaître au public l’heureuse nouvelle.
Trabaud va bien ; il a eu quelques accès de fièvre dans la basse région, mais il a complètement repris le dessus maintenant, et se porte comme à Toulon.
En somme, les officiers supportent tous très bien le climat parce qu’ils ont plus de confortable, et qu'ils commettent surtout moins d’imprudences.
Les soldats sont comme des enfants. Ils mangent du manioc cru malgré tout ce qu'on peut leur dire à ce sujet.
Nous avons d’anciens champs autour de nous, et tout le monde va au pillage.
Il ne faut pas trop prendre à la lettre tout ce que publient les journaux au sujet de l’expédition ; ils exagèrent beaucoup, soit en bien, soit en mal.
On ne peut pas dire que tout est parfait, mais dans tous les cas cela ne va pas aussi mal qu’on veut bien le dire, et si on ne perd pas son temps, on arrivera encore à Tananarive avant la mauvaise saison.
Je te charge de mes amitiés pour tous, embrasse les parents pour moi, et transmets mes meilleures caresses aux fillettes, et garde mes plus gros baisers pour toi.
Émile.
Je reçois à l’instant ta lettre n° 1 du 2 Août.