Juillet 1895




carte marovoay amparahibe

Carte de Marovoay à Amparahibe - L'Illustration 1895 (coll. JPD)


Lettre n° 1

Trabongy à 7 km au Nord d’Ambato, le 8 Juillet 1895.

Ma chérie,

j’ai enfin reçu vos chères images que j'ai couvertes de baisers.

Vous êtes toutes parfaites et notre petite Andrée paraît superbe.

Quant à Margot et Jeanne, elles sont adorables.

Je vois qu’elles ont eu leur charrette anglaise. Aussi, quelle joie pour elles probablement. Il me semble les voir courir sur la belle route du littoral.

J'étais très inquiet sur le sort des photographies, car elles ne me sont arrivées que 15 jours au moins après ta lettre m’annonçant leur envoi.

Or, comme le courrier provenait de « l’Armand-Béhic » sur lequel a eu lieu un incendie, je craignais qu'il n’y eut un accident, ce qui m’aurait navré.

ARMAND-BEHIC - V 2.

Depuis quelques jours nous courons la piste après être restés immobiles et nous voilà à Ambato (7 km au Nord) depuis hier.

Il était temps de pousser de l'avant car tout le monde en avait assez de l’immobilité.

Nous avons dépassé la zone la plus malsaine et j’ai eu pas mal de monde malade. Actuellement on va mieux.

Je ne me suis jamais porté aussi bien et j’ai autant de forces qu'en France et beaucoup d’appétit.

Je me soigne d’ailleurs très bien et ne néglige rien pour me conserver en parfaite santé.

On nous a arrêté sur le plateau de Trabongy, au pied de la Betsiboka.

Nous avons de l’ombre sous de superbes manguiers, et de l’air. Mais l’eau, quoiqu’assez abondante, n’est pas très bonne et nous la faisons bouillir.

Lalubin est arrivé ce matin, ce qui fait que nous ne sommes pas complètement isolés.

Le général Voyron est toujours très bienveillant pour moi et pour tout ce qui touche à mon bataillon, mais le colonel Bouguié qui est mal avec lui, parait moins bien disposé pour nous, et préfère le bataillon Lalubin qui a été formé dans son régiment.

D’ailleurs, cet homme est désagréable naturellement et comme il a eu une atteinte de dysenterie, cela ne l’a pas rendu plus doux, au contraire.

Il suffit qu’on lui propose quelque chose de sensé pour qu’immédiatement il fasse le contraire : c’est un brouillon et un chef parfaitement désagréable.

Tous les officiers en ont assez, et je crois qu'il ne trouvera pas un bien grand dévouement chez eux.

Le lieutenant-colonel Gonard paraît très affaissé et je ne crois pas qu’il résiste s’il fatigue beaucoup. Il a de véritables moments d’absence qui prouvent que son esprit travaille.

En ce moment on est arrêté à l’avant par la nécessité de faire la route, qui est à peine ébauchée.

Combien de temps cela va-t-il durer ? Personne ne peut le savoir.

Cela donne un peu de repos à la troupe qui en a bien besoin. Surtout, cela permet aux hommes de se nettoyer, car nous marchons depuis plusieurs jours dans un nuage de poussière rouge, et le corps et les effets en sont tellement imprégnés qu'il est très difficile de s’en débarrasser.

L’eau qui coule au pied de notre camp n’est pas très belle ; elle est elle-même très rouge, mais cela vaut mieux que rien.

Coulouvrat a été un peu éprouvé, mais il a repris le dessus, seulement il a maigri.

Il fait toujours bien son service. Je lui ai adjoint un tirailleur sakalave qui a été placé au bataillon en qualité d’interprète. Il soigne mon cheval et s’ en tire assez bien.

Lorsqu’on arrive au bivouac après une journée de marche, il est bon d'avoir un indigène pour faire les différentes corvées qui fatiguent beaucoup les européens.

J'ai numéroté ma lettre et numéroterai les suivantes afin que tu puisses noter celles qui t’arriveront.

Dans chacune de tes lettres, mets en tête Reçu ta lettre n° (tant) du …

De ton côté numérote les tiennes et je te ferai la même mention.

J’ai reçu une lettre de Joseph et une de Victorine par le même courrier.

Nous n’avons pas pu encore toucher la solde.

Je pense la toucher dans quelques jours et je t’enverrai un bon sur le Trésor.

Ici on dépense peu, car il n’y a aucune ressource et nous vivons de la ration qui, heureusement est suffisante pour le moment, car on a de la bonne viande et en grande quantité.

N’oublie pas de me dire lorsque tu auras pu toucher la première délégation et la somme qu’on t’aura payée.

Embrasse tout le monde pour moi. Je te dévore de caresses ainsi que nos mignonnes.

Ton Émile qui t’adore.

Émile.


Lettre n° 2

Ambato, 15 Juillet 1895.

Ma chérie, nous avons marché beaucoup depuis ma dernière lettre et, après un repos de deux jours, nous allons encore pousser de l’avant pour gagner le plus rapidement possible Suberbieville, où nous devons prendre la tête du corps expéditionnaire.

Je me porte toujours très bien. Coulouvrat qui avait eu quelques petits accès, va bien maintenant. Tout va donc pour le mieux et j’espère que cela continuera.

Nous avons fêté le mieux que nous avons pu, hier, la fête nationale.

Les hommes ont pu acheter quelques petites choses à un négociant qui est arrivé le matin.

Ils ont payé cela très cher, mais ils ne savent où mettre leur argent et on fait tout ce que l’on peut pour les en débarrasser.

Le général s’est amusé lui aussi beaucoup ; surtout le soir, au théâtre qui a été très gai.

Le matin, nous avons eu la messe en plein vent.

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Une messe pendant la campagne de Madagascar - L'Illustration 1895 (coll. JPD)


Les hommes ont chanté et il y avait pas mal de monde. Notre colonel est toujours aussi grincheux et il ne fait pas bon l’approcher, quant au lieutenant-colonel Gonard, toujours le même, aussi doux mais paraissant un peu affaissé.

Il a eu quelques petits accès de fièvre, mais sans gravité, et il se frappe un peu.

D’ailleurs, tu sais que c’est dans ses habitudes, puisqu’au Dahomey il écrivait toujours des nouvelles terrifiantes à sa femme.

Le général est navré que le 14 Juillet ne lui ait rien apporté, surtout après avoir appris que le général Metzinger était divisionnaire.

Il aura bien d’autres désillusions encore, probablement.

Nous partons demain matin de bonne heure, et je suis au milieu des préparatifs. Nous emportons pour 5 jours de vivres ; ce qui n’est pas petite affaire, surtout avec des chemins comme ceux que nous allons avoir.

La route est à peine tracée et on y travaille encore dans plusieurs endroits.

Les canonnières commencent à parcourir le fleuve depuis quelques jours, et les vivres sont concentrés à Suberbieville, mais cela ne va pas vite et tous les beaux projets sont bien loin déjà.

J’admire toujours vos photographies qui sont si bien réussies et j’embrasse ces chères images. Il me tarde bien d’entrevoir la fin de l’expédition, car je ne tarderai pas à me faire rapatrier à ce moment-là.

Trabaud va toujours bien et notre popote se comporte bien. Nous mangeons comme quatre et profitons de notre reste car dès que nous serons plus haut, nous n’aurons pas toujours nos aises.

Embrasse nos chères mignonnes pour moi, ainsi que les parents.

Depuis que nous marchons, j’ai peu de temps à moi, car je t’assure qu’il faut penser à bien des choses et que j’ai souvent bien des soucis en tête.

Je te dévore de caresses.

Émile.

Je t’envoie un mandat de 500 Fr. Accuse moi réception de mes lettres en les numérotant toujours.


Lettre n° 4

Marololo, 23 Juillet 1895.

Ma chère adorée,

Deux mots pour te donner des nouvelles de ma santé qui ne peuvent être meilleures. Je me porte à merveille pour le moment.

Nous marchons sur Suberbieville où nous arriverons le 25 au matin.

Il est temps que nous montions car le temps passe, et la mauvaise saison va arriver sans qu’on s’en doute.

Puis, plus nous allons, plus nous nous trouvons dans de meilleures régions. L’état sanitaire des troupes n’est pas des meilleurs dans les basses régions marécageuses.

Il fait toujours très beau, et nous n'avons pas encore eu une seule goutte de pluie depuis notre départ de Majunga. Les nuits sont seules fraîches, mais les journées très chaudes.

Soigne toi toujours bien ainsi que les fillettes. De mon côté, je ne néglige rien pour me soigner, et je pense te revenir en parfaite santé.

Embrasse les fillettes pour moi ainsi que les parents.

Je t’embrasse de tout cœur.

Émile.

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Extrait de la carte d'Amparihibe à Andriba - L'Illustration 1895 (coll. JPD)



Lettre n° 5

Suberbieville, 26 Juillet 1895.

Ma chère mignonne,

Ma lettre n° 4 est celle qui n’a pas de numéro et que je t'ai écrite de Maralolo.
Quelques lignes encore pour te donner de mes nouvelles toujours très bonnes.

Nous sommes à Suberbieville depuis hier matin après avoir fait de bonnes marches, et nous repartons demain soir.

Nous prenons maintenant la tête du corps expéditionnaire. Je marche sous les ordres du colonel De Lorme avec le bataillon de tirailleurs haoussas (Commandant Vandenbrock).

Ces nègres m’inspirent confiance, et me paraissent devoir rendre de grands services comme éclaireurs.

L’autre groupe se compose du bataillon des sakalaves, et du 1er bataillon du 13e (Borbal-Combret).

Le bataillon Lalubin est resté en arrière à Marololo, pour assurer la ligne des étapes.

Je suis enchanté de pousser de l’avant, parce que nous nous tirons de la zone malsaine, et c’est une grosse affaire que de la traverser, comme moi, sans y rien attraper.

Nous avons encore 600 hommes au bataillon sur 800, les autres sont restés en arrière par suite de fatigues ou de fièvre, et nous devons encore nous estimer heureux.

Je vais en laisser encore quelques-uns ici, au moins 20 ou 30, afin de pouvoir marcher sans entraves.

Il est probable qu’on va faire travailler les hommes à la route que l'on veut pousser le plus loin possible, afin d’assurer le ravitaillement qui déjà n’est pas très facile.

On le fait par eau jusqu’à Marololo et de là, les convois se font par terre à l’aide des voitures Lefebvre.


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Voiture Lefebvre


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Dépôt de Voitures Lefebvre - L'Illustration 1895 (coll. JPD)


Encore une invention qui laisse bien à désirer. Ce sont des machines lourdes et incommodes qui, en outre, peuvent porter à peine 200 kg de chargement.

D’ailleurs, dans quelques jours, nous les lâcherons, pour n’avoir que des mulets de bât, ce qui est préférable à tous les points de vue.

Depuis quelques jours nous avons de très fortes températures. Le jour il fait affreusement chaud sous la tente.

Suberbieville est un centre aurifère très important et tire son nom du directeur de l’exploitation, M. Suberbie. Il a ici de belles installations avec machines pour son exploitation. Il a gagné beaucoup d’argent.

Les Hovas n’ont rien détruit en se retirant et on a trouvé les cases et usines intactes.

Les meubles mêmes ont été respectés. On y fait de la glace, pas pour nous naturellement.

Le général en chef et les états-majors se paient tout ce luxe, et bien d’autres.

Quant aux dons des Dames de France, nous n’en voyons pas miette pour nos hommes.

Les malheureux triment, et ne reçoivent que des bourrades ; il faut qu’ils soient bien disciplinés.

J’ai mon bataillon qui marche à la baguette. Je l’ai tellement bien assoupli au début, que maintenant cela va tout seul.

On dirait qu’il y a un seul homme, et le soir et le matin on n’entend pas un seul mot après les sonneries réglementaires.

Je voudrais les régaler un peu dans les endroits où on s’arrête, mais il n'y a aucune ressource, même pas du vin à leur distribuer, et rarement du pain.

Ils mangent du biscuit ou mieux du pain de guerre, et boivent de l’eau (mauvaise) avec un peu de tafia.

Nous avons beaucoup de diarrhées et de dysenteries à cause de cette nourriture échauffante. Moi, je me trouve toujours bien de boire du thé et je n’ai encore rien eu.

Au moins, je suis certain de boire de l’eau bouillie. La viande est toujours abondante et de bonne qualité, et je me fais faire des entrecôtes excellentes.

En résumé, santé parfaite et forces physiques bien conservées ; avec cela on va loin.

Ma tente et mon lit me rendent de grands services, et j’en suis enchanté.

Les autres officiers qui ont pris des modèles différents ne peuvent pas toujours en dire autant.

Je vais encore réduire mon matériel, car on réduit nos moyens de transport et je ne pourrai pas tout emporter. Je conserve dans mes fontes des boîtes de lait et quelques boîtes de conserve, pour parer à tout événement.

Il faut toujours conserver une petite réserve, on ne sait pas ce qui peut arriver.

Je regarde souvent vos chères images que j’embrasse faute de mieux. Elles sont dans ma cantine, car j’aurais peur de les perdre ou de les abîmer sur moi, avec la chaleur.

Je te quitte en te chargeant d’embrasser nos enfants et les parents.

Je te dévore de caresses.

Émile.

Donne de mes nouvelles à Victorine et dis-lui que je ne puis pas toujours lui écrire et que tu la tiendras au courant de ma santé.


Lettre n° 6

Source de la Benitsoka à 5 km au Sud-Est de Tsarasaotra, le 29 Juillet 1895.

Ma chère adorée,

Nous sommes presque au bout de la route, et on va progresser maintenant lentement, en y faisant travailler nos hommes. Le pays a complètement changé d’aspect. Nous sommes déjà dans les hauteurs et il n’y a plus de marais, aussi on se porte déjà bien mieux que dans la plaine.

Si on nous avait transportés de suite à Suberbieville, je suis certain que nous aurions conservé presque tout notre monde bien portant.

Je me porte toujours très bien et l’appétit n’a pas encore diminué, mais les vivres diminuent.

Toutefois, cela me touche moins que les camarades qui souffrent du manque de vin et de pain. Le vin, je l’ai toujours remplacé par du thé et le biscuit ne me paraît pas trop dur, et je le préfère même au pain qui était presque toujours mal cuit.

Nous sommes dans un endroit où il y a de l’eau claire et très bonne, mais je bois toujours du thé par habitude.

La viande ne manque pas, et nous mangeons chacun notre entrecôte grillée sans sourciller.

Le lait n’est pas mauvais et je t’avoue qu'avec la julienne sèche qu’on nous délivre et qui est de très bonne qualité, cela va encore pas mal. J’ai fait une réserve de lait de conserve en cas d’événement.

Nous avons fait hier une marche très forte, mais heureusement il n’a pas fait trop chaud, sans cela nous aurions semé tout notre monde sur la route.

Bientôt nous n’aurons plus de voitures, et nous les échangerons contre des mulets.

Après Suberbieville, j'ai laissé le colonel Bouguié pour passer sous les ordres du colonel De Lorme.

Je n’en suis pas fâché, car il nous laisse complètement tranquilles, c’est un homme très aimable tandis que l’autre rend tout le monde enragé.

En résumé, tout va bien pour le moment, et il n’y a pas de raison pour que cela ne continue pas. Je reçois toujours avec une grande joie tes bonnes lettres que je dévore.

Tu ne dois pas te plaindre de moi, car je t’écris toutes les fois que j’ai un moment et je t’assure que les soucis ne me manquent pas, et j’ai mon temps bien pris.

Embrasse nos mignonnes et les parents pour moi. Je te dévore de caresses.


Émile.