Septembre 1895





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Extrait de la carte du Sud d'Andriba - L'Illustration 1895 (coll. JPD)

Lettre n° 14

Mangasoavina, le 9 Septembre 1895.

Ma chère mignonne,

Nous sommes campés au sud d’Andriba, depuis le 5 Septembre dans un endroit qu’on appelle Mangasoavina (mangues bénies).

Le nom, comme tu le vois, est bien joli mais en fait de mangues il n’y a que quelques arbres bien maigres qui ont quelques fruits à peine naissants que nous ne mangerons pas, je l’espère, pas même au retour, si nous repassons par ici.

Tout le reste du pays est sec comme de l’amadou, comme toute l’île d’ailleurs.

Nous sommes tous concentrés avec l’état-major du général Duchesne,
la 1e brigade ou plutôt ses débris, et la 2e brigade. Tout cela ne fait pas beaucoup de monde.

On se prépare pour la colonne légère qui partira d’ici, probablement vers le 14 Septembre. Il est temps, car la saison des pluies approche et il ne ferait pas bon d’être pincé dans les montagnes avec les orages.

On accumule les vivres qui doivent nous suivre et la route carrossable a été poussée jusqu’ici, point terminus.

Nous faisons l’épuration du bataillon afin de n’amener, autant que possible, que des hommes valides, en avant.

On supprime même un officier par compagnie afin de diminuer le nombre de bouches, et de le réduire au strict minimum.

On forme trois groupes, et mon bataillon est divisé en deux, ainsi que celui des Haoussas, pour former deux bataillons mixtes (deux compagnies blanches et deux compagnies noires) dont les commandements sont donnés à Vanderbrock et à moi.

Je ne sais encore si je marcherai avec le colonel Bouguié ou le colonel
De Lorme.

M. le colonel Gonard nous a quitté hier, pour rentrer à Majunga où il va servir aux étapes, ce dont il est navré. Le malheureux en pleurait hier.

Il est évident qu'au point de vue santé, il est préférable de monter à Tananarive que de descendre à Majunga, surtout pendant la mauvaise saison qui se prépare.

Le colonel Bouguié est assez fatigué depuis quelque temps, mais il se maintient quand même.

Le général Voyron est toujours comme un dogue et ne décolère pas. En ce moment nous faisons un tas d'opérations bizarres pour les préparatifs de la colonne mobile et cela nous occupe.

Ma santé est toujours excellente. Je me soigne le mieux que je puis.
J'ai trouvé à faire venir 2 kilos de chocolat de Suberbieville par une occasion. J’ai payé 16 Fr. le kilo, mais je ne le regrette pas car cela me permettra souvent de manger quelque chose, lorsque nous n’aurons rien à mettre sous la dent ; ce qui pourrait bien arriver, parfois.

Les Hovas ont encore reculé leurs lignes, mais ils élèvent un peu plus loin des retranchements sérieux dans le genre de ceux d’Andriba. Le tout est de savoir comment ils les défendront.

En somme, on a très peu de renseignements sur leur compte, et ceux que l’on possède sont bien vagues, et proviennent de sources plus que douteuses.

Si tout va bien, en admettant que nous partions le 14 Septembre, nous pouvons être à Tananarive du 15 au 20 Octobre, c’est-à-dire à l’extrême limite de la saison sèche.

Là, nous trouverons de quoi nous abriter et nous réconforter, et ce sera presque la fin de nos misères.

Le ravitaillement se fera par Tamatave, et c’est par là qu’on nous rapatriera, je pense.

Je compte demander à rentrer dès que nous serons à Tananarive, après avoir pris le repos nécessaire. Je pense d’ailleurs que tous ceux qui ne sont pas indispensables à Tananarive pourront rentrer.

D’ailleurs, nous avons encore le temps d’y songer, mais je dois te dire que je n’ai pas l’intention de passer un jour de plus ici que ce qu’on m’y obligera, après l’expédition proprement dite.

Ce pays n’a rien de bien séduisant, je t’assure.

Tananarive va être un pays impossible à vivre avec la quantité de militaires qui va y affluer, et on y manquera probablement bien vite de ressources.

La vie, dans tous les cas y sera très chère, surtout si les premiers qui y pénètrent font monter les prix ; ce qui est probable, tout le monde ayant soif de bien-être.

On ne regardera pas à l’argent, pourvu qu’on se procure ce que l’on désire.

Imagine-toi qu’on paie à des arabes, du tabac jusqu’à 10 Fr. le paquet.

D’ailleurs, le prix du chocolat en est un exemple assez frappant et on est encore bien heureux d’en avoir, pour moi tout au moins.


13 Septembre.

Nous déménageons demain matin, pour aller nous concentrer de l’autre côté de la rivière. La colonne se compose de trois groupes, et je fais partie du 3e qui partira le dernier, le 17.

Nous avons 20 jours de vivres et nous espérons arriver avec cela
à Tananarive.

Je quitte encore le colonel Bouguié, après être retourné pendant quelques jours avec lui.

Je t’avoue que je ne suis pas fâché d’être avec tout autre, car il est devenu insupportable et mauvais pour tout le monde. On croirait qu’il se fait un malin plaisir d’être désagréable.

Je vais me retrouver avec les débris du 200e régiment, où se trouve le lieutenant-colonel Bizot, avec lequel je suis venu sur « l’Uruguay ».

Nous partons le 17 probablement. Notre groupe comprend deux bataillons, celui du 200e avec le drapeau du régiment, et le mien, comprenant deux compagnies blanches, 11e et 12e, et deux compagnies d’Haoussas.

Parmi mes capitaines se trouve un de mes amis enfance d’Aigues-Mortes, Armentier, c’est un gentil garçon, et je suis heureux de l’avoir sous mes ordres.

Je conserve mes meilleurs officiers.

Nous sommes en pleins préparatifs de départ et ce n’est pas petite affaire, je t’assure.

On a réduit notre convoi à 36 mulets de bât : ce qui est à peine suffisant, car nous portons 2 jours de vivres pour les hommes et 4 jours pour les mulets.
Enfin, nous ferons comme nous pourrons.

J’ai reçu ta lettre du 28 Juillet, ce matin.

Je suis heureux de tous les détails que tu me donnes sur ta santé et celle des fillettes. Il me tarde bien de vous embrasser et il me semble qu'il y a un siècle que je ne vous ai vues.

Je suis également très heureux de voir que la campagne prospère.

Dis à Victorin de ne rien négliger pour bien l’entretenir, et surtout de bien soigner nos châtaigniers.

Je compte aller me reposer au milieu des pins à mon retour, et je serais bien heureux d’avoir quelque chose de riant sous les yeux, au lieu d’un désert.

Qu'il entretienne aussi très bien les prairies, et qu’il continue à les agrandir tant qu’il le pourra. Tu me diras lorsque les pins auront été coupés, si on en a vérifié le nombre, et si je n’ai pas été volé par le citoyen Terrasse et compagnie.

Je t’envoie, cinq traites de 100 Fr. On nous a payé un mois et demi de solde d’avance et on m’a retenu 2 délégations. Je suis donc payé jusqu’au
15 Octobre.

Mes amitiés à tout le monde. Embrasse les parents et fais mes meilleures caresses à nos mignonnes. Pour toi, les plus gros baisers de ton Émile qui t’adore.

Émile.

La colonne légère durera 20 à 25 jours. Ne t’effraie pas si tu ne reçois pas de lettre pendant quelque temps, car les courriers ne seront probablement pas très réguliers pendant cette période.