Mars 1896
1er Mars. Dimanche.
En sortant de la messe, j’ai entraîné le commandant Lalubin à déjeuner avec nous.
La conversation générale est au rapatriement. Il paraît que le général Voyron se montre intraitable sur ce sujet, et qu’il ne veut laisser partir personne.
Je suis bien décidé à faire tous mes efforts pour réussir à me faire expédier à la fin du mois.
Ratsimihaba est venu me voir ce soir, et m’a raconté l’histoire du complot avorté.
Tout se réduit, d’après lui, à une histoire de chantage. Il paraît qu'il n’y a pas qu’en Europe où le chantage soit à l'ordre du jour, car les Hovas s’y entendent également.
C’est la lettre saisie sur un jeune cadet qui est la cause de tout cet émoi.
Il est allé à Ambohimanga, la ville sainte, porteur d’une lettre dans laquelle on demandait au gouverneur hova de cette place, de l’argent de la part de la Reine et de tous les gros personnages en vue et au pouvoir, pour acheter des armes pour chasser les vahazas de l’Emyrne.
Le gouverneur en question, étonné d’un tel message, l’a envoyé aussitôt à la Reine, qui se voyant gravement compromise et craignant une grosse histoire, a aussitôt fait appeler Ratsimihaba, son confident, et lui a montré la lettre en question en le priant d’aller prévenir le résident général qu’elle désirait lui parler immédiatement.
Le résident, à son arrivée au palais, a vu la lettre et a demandé à faire interroger le cadet qui l’avait portée à Ambonimangho.
Celui-ci a déclaré qu’elle lui avait été remise par Razanjy, lui-même.
Ce dernier s’est défendu comme un beau diable, et ce cadet poussé dans ses retranchements, a déclaré qu’il avait menti et que c’était Ratsimihaba qui avait été chargé de lui remettre la lettre, devant l'assemblée des conspirateurs qui comprenait tous les hauts personnages de la cour.
Il a même dit que c’était Ratsimihaba qui l’avait écrite sous leur dictée ; que la Reine, absente de la réunion, en avait approuvé la teneur.
Le résident général, sans autre enquête, a fait mettre Ratsimihaba au secret.
Troisième interrogatoire du cadet, qui cette fois, a déclaré Ratsimihaba innocent, et a dénoncé Rainandriamampandry, second du premier ministre, comme étant l’auteur de la lettre.
Cette fois, la fumisterie avait trop duré, et on a coffré le cadet, et mis en liberté Ratsimihaba. C’est par cela qu’on aurait dû commencer.
J'ai reçu une carte d’invitation pour assister à une soirée qui sera donnée demain chez les Razafimandimby, frère de Ratsimihaba, à l’occasion de la naissance de sa petite fille, la princesse Razafimandriamanitra.
2 Mars. Mardi.
Ce soir, M. Sherman m’a appris qu'il publiait, de concert avec ses collègues, les pasteurs anglais, un journal mi-partie en français et en malgache. Intitulé « Le Collège ».
Ce journal a pour but de divulguer les sciences et les lettres dans le public élevé de Madagascar. On doit y faire paraître des notices sur les colonies françaises. Il paraît en effet, que les indigènes désirent être tenus au courant de ce qui se passe dans nos colonies, afin d’en déduire ce qui se passera chez eux.
L'idée des Anglais, en publiant cette revue, est excellente et elle dénote bien leur esprit pratique. Ils se rapprochent peu à peu de nous, sans brusquerie,
et ils finiront par s’imposer.
Le soir, réception très brillante chez Razamifindimby, il y avait peu de dames et seulement les membres de la famille.
On nous a présentés. La jeune accouchée est mignonne au possible. Elle a seulement 13 ans et son mari 17.
Elle a un joli petit minois chiffonné, éclairé par de grands yeux noirs très rieurs, et elle est très gracieuse.
Les autres dames ou jeunes filles sont également assez bien, et quelques-unes jolies.
Elles occupent un grand divan, placé au milieu du salon.
Les hommes sont nombreux et parmi eux, se trouvent des officiers de toutes les armes.
Les trois officiers d'ordonnance du résident général sont présents. Les salons sont très beaux et meublés avec goût. Rien ne manque, boudoir, fumoir, vestiaire, etc.
Les maîtres de la maison viennent nous recevoir à la porte, et nous font les honneurs de leur salon avec autant d’aisance que des gens du meilleur monde.
On a dansé avec entrain.
Deux pianos se trouvaient dans les salons, et l’on a même chanté.
Le lieutenant Cluzeau nous a servi quelques morceaux de son répertoire.
Les rafraîchissements ont été abondants, et le service se faisait très correctement.
Les maîtres de la maison étaient même très pressants, et se multipliaient pour nous conduire au buffet.
La maîtresse de la maison n’a pas chez les Hovas les mêmes attributions que les nôtres en France.
Son rôle est très effacé et elle se contente de danser.
Tananarive, le 3 Mars 1896.
Ma chérie,
Je joins à ma lettre deux traites de 200 Fr., chacune. J’espère que ce seront les dernières car le mois prochain, je garderai tout mon argent pour rentrer en France.
Cependant il ne faut pas te bercer de trop d’illusions, car, bien que mon départ soit décidé en principe, il n’est pas encore fixé comme date.
Or, tant que je ne serai pas embarqué et en mer, je crains toujours quelque anicroche.
J’ai vu avec plaisir que Philip était au tableau, et n°1. Je crois d’ailleurs que cela ne l'avance pas beaucoup, en raison de son ancienneté déjà très respectable.
On paraît devoir abandonner le projet de rapatriement des troupes par la voie de Majunga, et je n’y aurais pas été étranger, car j’en ai souvent parlé avec le colonel Geil qui est chef d’état-major, et il a fini par être de cet avis.
Que fera-t-on ? On ne peut guère le savoir.
Il ne faut pas se dissimuler que la route de Tamatave est elle-même très mauvaise, et qu’elle le deviendra bien davantage le jour où circuleront dessus des troupes un peu nombreuses avec leurs impedimenta.
Dans tous les cas, ce sera moins décourageant pour nos hommes que ce retour par une voie semée de cadavres et de souvenirs tristes.
Je suis persuadé que nous aurions presque autant de déchets qu’à l’aller, et ce serait une véritable catastrophe.
À propos, tu as dû lire dans les journaux que l'on vient de m’accorder pour la deuxième fois les palmes académiques. Cette faveur est bien bonne, et je ne sais pas quel est le farceur qui a bien pu me la jouer, surtout s’il a cru ainsi me récompenser de ma campagne.
Je t’avoue que j’ai été bien surpris de cette nouvelle.
Mon projet est bien arrêté, puisque je ne suis pas au tableau, je ferai tous mes efforts pour passer dans la Guerre, où j’attendrai patiemment le grade de lieutenant-colonel et mes 25 ans de service, et alors je repasserai dans l’Infanterie de Marine pour bénéficier de la mise à la retraite à 25 ans.
Nous serons au moins tranquilles.
Ma santé est bonne et tu verras sur mon journal, que je me crée quelques distractions pour tuer le temps en attendant le départ.
Tu ne m’as pas accusé réception des fameuses traites égarées.
Répond moi courrier par courrier afin que je puisse les réclamer, sans cela c’est 1000 Fr. perdus.
Je joins la liste de toutes les traites envoyées par moi depuis le début de la campagne.
Renvoie-moi la liste en me marquant quelles sont celles que tu as reçues.
J’ai souligné en rouge celles dont tu m’as accusé réception.
Je te quitte, en te chargeant d’embrasser bien fort nos mignonnes. Amitiés à tous et à bientôt, je l’espère. Je t’embrasse mille fois.
Émile.
7 Mars. Mardi.
Une circulaire du 12 Janvier nous apprend que tout le monde va être rapatrié, seulement au bout de deux ans. Seuls les militaires malades pourront être renvoyés en France. J’ai aussitôt adressé ma demande au colonel.
Tananarive, le 9 Mars 1896.
Ma chère Angèle,
J’ai reçu ton télégramme le 7 Avril, et il était le bienvenu car je commençais à être inquiet ; on ne sait jamais, en effet ce qui peut arriver avec les intrigants qui courent à Paris, au moment où se fait le tableau.
Enfin voilà l’avenir assuré. Dans tous les cas, il vaut mieux tenir que courir, et je suis enchanté du résultat.
Je pense que le n°3 que tu m'annonces est celui que j’occupe sur le nouveau tableau, car je suis le plus jeune, et je prends de droit la queue de la liste, d’après une dépêche récente.
Cela me fera passer assez tard, car les vacances se font de plus en plus rares, et actuellement, je n’en vois pas poindre à l’horizon.
Une bonne nouvelle qui va te combler de joie, c’est que je quitte Tananarive le 25 Mars, à moins d’événements imprévus, pour prendre à Tamatave, le courrier du 4 Avril qui arrive à Marseille le 30 du même mois.
Comme ce serait un assez grand dérangement pour toi à cause des enfants de venir à Marseille, attends-moi à Sainte Maxime.
J’aurais peut-être à faire quelques courses à Toulon à mon passage, mais je serai auprès de toi deux jours au plus tard après mon débarquement.
Je me porte à ravir, et j'ai eu beaucoup de peine à obtenir mon départ du général Voyron qui voulait garder ici tout le monde.
Ainsi, ne m’écris plus maintenant, car les lettres ne me trouveraient plus ici.
Dans deux mois, nous serons réunis. Je ne puis y penser sans étonnement, car il me semble qu’il y a un siècle que nous sommes séparés.
Mes amitiés à tout le monde. Embrasse les parents pour moi, et garde pour toi et les petites, mes plus grosses caresses.
Émile.
9 Mars.
Je reprends mon journal interrompu pendant quelques jours.
On a abandonné l’idée du rapatriement par Majunga, devant l’impossibilité d’assurer les ravitaillements. D’ailleurs, il est à peu près certain que les canonnières ne fonctionneraient pas, car elles sont en triste état et le personnel fait défaut.
C’est donc par Tamatave qu’on fera cette opération.
Le général est plongé dans les combinaisons, et il s’est persuadé à lui-même qu'il avait trouvé la route et abandonné de sa propre initiative le projet élaboré, et présenté au ministre de la Guerre par le général Duchesne.
Le 7, j’ai reçu un télégramme de chez moi m’apprenant que je suis au tableau d’avancement, n°3. J’ai été très heureux d’être fixé sur ce point, car je commençais à avoir quelques inquiétudes, ne recevant rien à ce sujet. C’est un grand pas de fait.
Le commandant Ditte m’a appris que le général Voyron n’était pas défavorable à mon départ. Je suis allé le voir ce soir, et il m’a dit qu’il m’autorisait à partir par le courrier de Tamatave du 4 Avril. J’arriverai donc en France le 30 Avril, c’est-à-dire à la bonne saison.
Le général est fatigué et il paraît un peu abattu. Il a reçu un télégramme aujourd’hui, l’informant que tout le corps expéditionnaire sera relevé dans le courant de l’année.
Le ministre de la Marine lui propose de faire des envois de 2.000 hommes et de faire la relève par Majunga.
Le général a répondu qu'il renonçait à la route de Majunga, et qu'il allait faire faire les études de la relève par la côte Est et par Vatomandry. Il propose la relève du corps d’officiers entièrement pour les tirailleurs algériens, et pour le régiment colonial, et la moitié du cadre du 13e régiment.
Cela correspond, en effet, aux demandes des officiers pour rester.
On a fait visiter les officiers fatigués par le médecin-major du régiment.
Le général a autorisé quatre officiers à partir de suite, et six du régiment colonial.
Je suis des heureux, bien que n’étant pas malade. Le général me l’avait promis et a tenu sa parole.
Je me présenterai donc au conseil de santé de la fin Mars, pour partir probablement le 25. Le capitaine Roulet rentrera en même temps que moi, et je suis heureux de faire le voyage de retour avec lui.
Le recrutement des bourjanes devient de plus en plus difficile. La résidence générale les paie 40 Fr., et l’administration a dû en passer par ce prix exorbitant.
Nous aurons de la peine nous, simples particuliers, à nous en procurer pour notre départ.
Le vent est au bal, et on en donne chez tous les Hovas de marque, et même chez les officiers.
Je vais jeter un coup d’œil, de temps à autre, pour me distraire.
On parle d’une décoration instituée par la Reine Ranavalo II, que l'on distribuerait aux officiers ayant fait l’expédition.
On a travaillé déjà, à l’état-major du général Duchesne, pour inventer quelque chose d’élégant et rappelant la constellation du Sud.
Il paraît que le commandant Humbert avait trouvé une croix très originale, représentant la constellation (la Croix du Sud) avec des ornements très originaux. Ce projet dort en paix dans les cartons de l’état-major.
Depuis, le résident général a fait étudier un projet, et il paraît que le capitaine Duprat, de sa maison militaire, a trouvé quelque chose d’acceptable.
Je n’en connais pas la valeur, ni le dessin, mais le ruban est, paraît-il, la réduction du pavillon de la Reine, blanc avec coin rouge.
Cela va faire des heureux, surtout dans la Guerre, où on est à l’affût des croix et décorations exotiques.
Cela augmentera notre brochette qui est déjà respectable.
On parle d’une grande soirée donnée par la Reine. Il paraît même qu’on s’entraîne dans le grand monde, et que des bals particuliers sont donnés tous les jours, pour exercer musiciens et danseurs.
Je voudrais bien assister à cette fête avant mon départ, car elle sera originale.
Elle fera sortir le ban et l’arrière ban des dames et messieurs distingués de Tananarive, sans compter les Européens qui sont nombreux, maintenant.
Je commence à faire mes préparatifs de départ, et j’essaie de me débarrasser de tout ce qui n’est pas indispensable, afin de réduire mes bagages.
Je suis en pourparlers pour vendre ma sellerie et ma tente.
J’aurais déjà trop à transporter avec les bagages personnels et les quelques objets que je compte emporter comme souvenirs.
N°35
10 Mars 1896. Mardi.
Ce matin, le colonel m’a appris qu’un câblogramme avait apporté la nouvelle d’une épouvantable défaite essuyée par les Italiens en Érythrée. Ils auraient eu presque tout leur monde tué ou pris, et les trois généraux tués ou disparus.
Ce serait une catastrophe. On se raconte cela en se rencontrant, et tout le monde parait ému d’une nouvelle aussi grave, bien que les Italiens n’aient pas nos sympathies.
J'ai acheté à la vente de charité des conserves et des liquides. Cela me servira pour la route, et pour les repas d'adieux que je donnerai aux camarades.
Depuis plusieurs jours, nous avons un temps relativement beau. Cela me donne l’espoir que mon voyage s’effectuera sans trop de pluie.
Je suis allé visiter les malades de l’hôpital anglais avec le capitaine Freystatter.
J’ai vu le capitaine Poulliard et le lieutenant Dettrey. Le premier va beaucoup mieux, mais il est probable qu’il restera encore pendant un mois, pour attendre l’époque de son rapatriement. Le second sera rapatrié par le prochain courrier.
Nous avons vu le docteur Prieur, qui a trouvé Freystatter très fatigué, et qui lui a conseillé de rentrer demain à l’hôpital.
Les rizières commencent à se dessécher, et répandent une odeur de marais très désagréable, et malsaine à respirer.
11 Mars 1896. Mercredi.
Je suis allé au collège anglais. J'ai trouvé M. et Madame Sherman très occupés avec leur courrier qui devait partir à 4 heures.
J'ai vu les premières épreuves du journal franco-malgache « Le Collège ». Ce sera une publication intéressante à en juger par ce premier numéro. On initie les Malgaches à nos usages, tout en leur apprenant notre langue.
Malheureusement, de nombreuses fautes se sont glissées dans le texte français, il faudrait un correcteur assez fort pour les corriger.
12 Mars 1896. Jeudi.
J’ai encore pris une leçon ce soir, et mes Anglais m’ont invité à aller dîner avec eux, samedi soir à 6 heures.
Je me demande ce qu’ils vont me faire manger. En rentrant chez moi, j’ai trouvé Huguin qui m’attendait, pour aller voir le général Voyron.
Nous l’avons trouvé mieux portant, mais il paraît fatigué et vieilli. Il nous a annoncé que la Reine allait donner un bal prochainement, et qu’on nous décorerait de l’ordre de Ranavalo II.
Il nous a parlé en outre, de ses projets de route par Vatomandry, et il a même parlé de voitures Lefebvre.
Ce serait encore un essai nouveau de ces fameux véhicules qui n’ont donné que des déboires pendant la campagne.
On va organiser des milices, et l’on demande des officiers et des gradés volontaires. Il y a peu d'amateurs au bataillon.
L’adjudant Huet, le sergent Bussier (vieille baderne), et les caporaux Müller et Hourcade.
Si les propositions du résident général ont été aussi bien accueillies dans les autres corps, on n’aura pas de quoi organiser beaucoup de brigades.
Il est certain que les sous-officiers rengagés auraient bien tort de quitter une situation, pour se lancer dans l’inconnu.
13 Mars 1896. Vendredi.
J’ai vu le colonel Geil qui m’a donné les nouvelles parvenues par le câble au résident général.
Il paraît que les Italiens ont encore éprouvé un véritable désastre en Abyssinie.
Ils auraient été complètement mis en déroute par Ménélik, et les morts seraient au nombre de plusieurs milliers.

Ménélik - L'Illustration 1895 (coll. JPD)
Trois généraux seraient tués ou blessés. Cette nouvelle présente une très grande gravité, car ce serait la fin de la colonie italienne.
Le lieutenant colonel connaît un ancien capitaine d’artillerie de Marine, Clochette, qui est au service de Ménélik.
C'est une sorte d'aventurier qui a eu des histoires de dettes dans son corps, et qui a été employé en qualité d'officier d’ordonnance du gouverneur d’Obock, M. Lagarde.
C’est là, qu'il a fait la connaissance de Ménélik, sur lequel il a pris un certain empire. Ce serait son confident le plus intime.
Le bruit court, en outre, que le chef d’état-major de l’armée de Ménélik serait un français, lieutenant-colonel breveté, que le lieutenant-colonel Geil connaît très bien, un camarade de promotion de l'école de Guerre.
Une dépêche rend compte d’une entrevue très sérieuse qui aurait eu lieu entre l’Empereur d’Autriche et le Président de la République, à Nice.
Cette entrevue aurait été des plus cordiales, et on y aurait échangé des vues sur la politique européenne qui auraient une très grande importance.
Enfin, l’Allemagne commence à ne plus apprécier beaucoup son allié latin, l’Italie, et rien d'étonnant que Guillaume la laisse dans le bourbier où elle s’est enfoncée par sa faute.
Le docteur Coutand, médecin de 1e classe de la Marine, arrivé hier soir de Tamatave, a déjeuné avec nous ce matin. Il nous a donné quelques nouvelles de France. Pour le moment, ses attributions n'étant pas très bien définies, le général lui a prescrit d’assurer le service des deux régiments de la brigade de Marine.
14 Mars. Samedi.
On m’a appris l’arrivée de deux premiers sacs de lettres, ce matin de très bonne heure. Nous pouvons donc espérer avoir le courrier entre aujourd’hui et demain.
La Poste donne une prime aux porteurs des deux premiers sacs arrivés à Tananarive : c’est ce qui explique que les autres, qui n’ont aucun intérêt à se presser, arrivent toujours, 12 ou 24 heures en retard.
M. Sherman est venu me voir ce matin. Sa femme étant encore malade, je me suis excusé pour ce soir ; ce dont je ne suis pas fâché, car ce dîner ne m’amusait que médiocrement.
J'ai retenu M. Sherman à déjeuner. Il se trouvait tout dépaysé au milieu de nous, et nos mets surtout le surprenaient.
Je lui ai fait boire du thé très clair qui ne paraissait pas être beaucoup de son goût. Il a refusé obstinément de goûter à la bière, aux vins et liqueurs et il a bu seulement un peu de café à la fin du repas.
Il nous a raconté quelques traits de mœurs assez intéressant sur les Malgaches.
Entre autres, il nous a dit que, pendant la guerre, les soldats hovas n’avaient reçu pour toute solde que 50 sous, et un sac de riz.
Or le piquant de l’histoire, c’est que ces malheureux sont tenus de payer leurs officiers, car ici c’est le monde renversé, ce sont les soldats qui payent.
Le soldat paie le sous-lieutenant, le sous-lieutenant le lieutenant, et ainsi de suite, du bas au haut de l’échelle.
Rien d’étonnant qu’une armée ainsi organisée, ne soit composée que de mauvais soldats, enrôlés par force, car les volontaires doivent être bien rares, même lorsque la patrie est en danger, car chez ces gens-là, le patriotisme s’arrête à la bourse.
Il ne faut pas confondre, en effet, le patriotisme qui est une vertu qui peut enfanter les plus grandes choses, avec le fanatisme qui ne peut produire que des mouvements insurrectionnels et des atrocités.
15 Mars. Dimanche.
Je suis allé à la messe.
Le curé qui officiait nous a annoncé que, dimanche prochain, Monseigneur Cazet consacrerait prêtre un indigène.
Celui-ci a fait toutes ses études en France où il est resté pendant 15 ans.
Cette cérémonie sera certainement très imposante et intéressante à tous les points de vue.
Ce matin nous avions à déjeuner le lieutenant-colonel Borbal-Combret, le capitaine Vimont, le sous-intendant Huguin, et le porte-drapeau du régiment colonial.
Notre cuisinier s’en est très bien acquitté, grâce au concours de Martel, et les vins fins achetés à la vente Le Chartier ont fait les frais du déjeuner. Ils sont bons, d’après l’avis de ces messieurs.
Pendant le repas on a parlé de l’éternelle question du rapatriement. Il paraît que l’on enverrait le 13e régiment en trois bordées, et qu’avec la première, arriveraient le colonel et la musique.
La musique sera surtout bien accueillie des Hovas qui sont très amateurs de tout orchestre, quel qu'il soit.
Le courrier a été distribué, ce soir à 4 heures. J’avais déjà reçu deux lettres, ce matin à 9 heures.
De bonnes nouvelles de tout le monde. Madame Reste m’a écrit un mot pour me donner des nouvelles sur la santé du général qui se porte à ravir, et qui aurait repris, d’après elle, toute sa lucidité d’esprit.
J'ai reçu également une lettre charmante du lieutenant-colonel Pineau, chef d’état-major au Tonkin.
Ratsimihaba est venu nous inviter à aller passer la soirée chez lui. Nous avons trouvé dans le grand salon une réunion de Hovas, parents des deux frères.
Madame Ratsimihaba était assise sur un divan, entourée de vieux parents et de ses enfants. Le groupe méritait qu’on y prête quelque attention et ne manquait pas d’un certain charme. Le vieux père a une très belle tête, et les enfants surtout sont très gentils.
Ils sont assis en partie sur le divan, à côté de leur mère, et à terre sur le tapis. Ce sont des filles qui ont de petites figures éveillées et fines.
Peu à peu il est arrivé un certain nombre d’officiers, tous du bataillon, les voisins. On a dansé, et pour la première fois je me suis lancé à Tananarive.
Toutes les femmes étaient en costume malgache, c’est-à-dire longue robe ressemblant plutôt à une chemise et lamba blanc par-dessus.
J'en ai fait valser plusieurs qui dansent à ravir. D’ailleurs, je crois que tous les malgaches, hommes et femmes, sont des danseurs consommés.
Cela paraît bizarre de danser avec des femmes sans corset, et je crois que nos jeunes sous-lieutenants ne doivent pas en dire du mal, et qu’ils en abusent peut-être un peu, car ici, les jeunes filles ne sont pas trop farouches et ne crient pas si on les presse un peu fort.
D'ailleurs elles n’étaient pas belles, en général, une seule, la sœur de Ratsimihaba est réellement jolie, aussi, comme elle danse très bien, avait-elle de nombreux cavaliers se pressant autour d’elle.
Nous avons dansé toutes nos danses de France, même le lancier, et des danses malgaches qui ont un cachet tout particulier et très original.
Nos jeunes officiers commencent à bien les connaître et y prennent goût.
Je n’ai rien vu de plus gracieux que ces danses, sortes de menuets élégants, où hommes et femmes rivalisent de grâce et d’élégance.
Nous nous sommes retirés à minuit, tous enchantés.
Il paraît que la Reine donnera une grande fête prochainement, à l'occasion de la création de son ordre.
Je n’y assisterai certainement pas, car rien n’est encore préparé. D’ailleurs, je préfère encore partir, bien que le coup d’œil en vaudra la peine.
Dans quelques années, Tananarive sera une ville où l’on s’amusera beaucoup et déjà, les jeunes gens ne s’y ennuient pas. Mais il est à craindre que les mœurs qui sont déjà assez relâchées, deviennent absolument dissolues.
Émile Honoré Destelle.
E.H.Destelle embarque sur le Peï Ho, et arrive à Marseille le 27 Avril 1896.
