E.H. DESTELLE               Crète                 1897 - 1904

                                Documents
 

Candie, le 21 Mai 1916

Titus Yannakakis écrit à E.H. Destelle pour lui raconter sa mésaventure : Il a été attaqué et on lui a volé les lettres de Destelle et un ceratin nombre de documents

Honorable,


Mon estimable ami,


Par la présente lettre, je me hâte de venir vous exposer ce qui m’est arrivé, considérant que c’est pour moi un indispensable devoir.


Le soir du 14 courant, vers 11 heures du soir, tandis que je revenais du théâtre chez moi, j'ai été arrêté près d’une ruelle par deux inconnus, l’un vêtu du costume crétois, l’autre un sous-officier de gendarmerie.


Le premier, sortant un pistolet, me menaça de me tuer si je ne lui remettais les lettres que je reçois de mes amis de France.


Sans perdre mon sang-froid, bien qu’il m’eût appuyé son pistolet sur la poitrine, je le frappe violemment avec ma canne au côté droit de visage, le forçant de me lâcher, quand tout à coup le sous-officier de gendarmerie s’élance sur moi, et cherche par ses coups à me jeter par terre.


Pendant qu’il me frappait ainsi, je m’occupais de lui asséner de terribles coups de poing sur la figure. Je croyais la lui avoir cassée, cependant mon homme insiste et d’un formidable coup à ma jambe droite, il me fit rouler à terre. Là, appuyant son genou sur ma poitrine, il me frappait sur la tête en disant : « Misérables, les lettres de Destelle, je te les prendrai ! ».


Il trouve mon portefeuille dans la poche de mon pardessus, s’en saisit et file avec son compagnon.


Le portefeuille contenait 25 Fr., quelques notes personnelles importantes, l’original de vos notes biographiques, quatre petites photographies, entre autres une faite par vous, représentant la descente du drapeau turc de Hierapetra.


Évanoui sous les coups terribles que j’avais reçus, je fus ramené chez moi par un vieillard qui m’aperçut par hasard par terre.


Depuis ce moment, je reste cloué dans mon lit, avec un terrible épuisement, consécutif aux terribles contusions que je porte par tout le corps.


En même temps, les gens de ma famille informèrent la direction de la police, ainsi que deux médecins ; on reçut ma déposition et on commença les recherches (l’enquête).


De même, le lendemain, je fis venir le vice-consul de France, je lui remis un mémoire, priant Monsieur l’ambassadeur de France de protester, car non seulement mon honneur et ma vie ont été et sont en péril, mais encore le nom d'une honorable personnalité française est dénigrée sans aucune raison.


Un peu plus d’un mois auparavant, une lettre anonyme m’avait informé de me méfier de l’espionnage de Monsieur le Préfet et du directeur de la Poste, qui m’espionnent parce que je correspond avec vous et que j’accomplis une propagande de trahison à l’égard des amis allemands.


Alors Monsieur le Préfet me donna sa parole d'honneur qu'il n’était nullement question de moi et que ceux qui m’écrivaient de pareilles choses ne cherchaient qu’à me faire chanter. Je ne négligeais pas cependant, même alors, de porter ce fait à la connaissance de Monsieur le Consul.


Voilà l’appui que trouvent aujourd’hui l’honneur et la vie d’un paisible citoyen de la Grèce libre de la part d’aussi vils administrateurs ! Comme je vous l’ai écrit autrefois, le libre citoyen grec a été asservi à leur méchanceté et on lui retire le droit, non seulement d’exprimer librement ses opinions, mais encore de correspondre avec qui il veut de ses amis.


Soyez toutefois certain, mon cher et honoré Monsieur Destelle, que jusqu’à présent je n’ai jamais craint personne au monde, excepté Dieu, et que je ne craindrai jamais ces gens-là et que je ne me courberai jamais devant leurs paroles et leurs vexations, tant que mon front se dressera avec honneur.


Peu m'importe d’être alité depuis huit jours à la suite des indignes traitements qu’ils m’ont fait subir. Non, cela ne m’importe pas.


J’ai résisté autant que j’ai pu et j’ai honorablement défendu mon honneur et ma vie. Tout cela, je l’ai subi pour soutenir non point une nation barbare, un peuple de brigands, mais la noble nation française, la grande et glorieuse république française, le brave et chevaleresque peuple français, le protecteur de la nation grecque.


Je ne me décourage pas. J’attends patiemment l’amélioration de ma santé que ces sauvages voyoucrates ont voulu m’arracher indignement ; et je recommencerai à soutenir avec plus de chaleur et de fanatisme encore, la cause de la glorieuse nation française.


Le Crétois sait soutenir son honneur et sa vie, il sait aussi mourir avec honneur pour ses amis et pour sa patrie, et non comme ceux qui pour quelques marks, ont vendu et livré leur patrie et leur honneur aux barbares du XXe siècle.


En ce moment, je me trouve seul et je dicte cette lettre à ma petite nièce qui vous écrit. Je vous demande pardon de ce que mon état ne me permet pas de vous écrire moi-même en français, car ma nièce n’a pas une connaissance aisée de cette langue.


Chacune de mes souffrances présentes est une malédiction contre les barbares qui m’ont maltraité, contre ces gens qui chaque jour, conduisent notre nation dans l’abîme de la ruine et du déshonneur.


Incapable de continuer à cause des terribles souffrances que j’endure, je vous prie d’agréer mes cordiales et sincères salutations, ainsi que celle de ma famille à la vôtre.


Je suis, avec la plus vive affection, le plus sincère de vos amis et votre admirateur.


Signé : Titus Yannakakis.


Candie, le 21 mai 1916.


Je signe d'une main tremblante.



Note du traducteur. Je donne ci-dessus la traduction textuelle de la lettre en question.


J'ai conservé les redites, les négligences de style qui s’expliquent par le fait que cette lettre a été dictée et non écrite par l’auteur.


La petite nièce a une orthographe souvent fautive et une calligraphie qui n’est pas toujours commode à déchiffrer du premier coup. De là de nombreuses ratures dans ma rédaction. Je prie qu’on veuille bien m’en excuser.



© Copyright 2010- Jean-Pierre Destelle