E.H. DESTELLE               Crète                 1897 - 1904

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La Canée, le 13 Mai 1899


Rapport de M. Blanc, Consul de France en Crète au Ministre des Affaires Étrangères,

  1. M.Delcassé, faisant l’éloge de l’action de Destelle et de ses collaborateurs en Crète.



M. Paul Blanc, Consul Général de France à La Canée

à

M. Delcassé, Ministre des Affaires étrangères,



La Canée, le 13 mai 1899


Depuis le départ de l’Amiral Pottier je ne m’étais pas rendu dans le secteur français, je m'en faisais souvent un reproche, en présence surtout des visites fréquentes de mes collègues anglais et russes dans leurs secteurs respectifs.


Mais, malgré toute ma bonne volonté, et malgré mon désir d'aller apporter des paroles d’encouragement à tous ceux qui collaborent à cette œuvre éminemment française, je ne pouvais m’éloigner de La Canée, d’autant plus que par suite de l'éloignement de notre secteur, mon absence devait avoir au moins une durée de trois ou quatre jours.


J’ai profité d'un moment de répit dans mes occupations et d’une invitation fort aimable du commandant Le Prieur et du lieutenant-colonel Destelle pour me rendre dans le secteur avec le « Condor », qui allait y porter la Poste.


En trois jours, j’ai pu visiter Sitia, San Nicolo et Neapolis, et je ne cacherai pas à Votre Excellence que je reviens heureux et fier de ce que j’ai vu et de ce que j’ ai constaté.


Je ne chercherai pas à refaire en détail l’historique du secteur. Le gouvernement a su par les communications de l'Amiral Pottier que nous avions été chargés de l’administration des provinces orientales de l’île, au moment même où ces provinces venaient d’être le théâtre de scènes sanglantes épouvantables et alors que la guerre civile y battait son plein, dans toute son horreur.


Le lot n'était guère enviable mais il y avait, en revanche, de quoi tenter des gens de cœur et de dévouement. C’est à la pacification de ces provinces si troublées que se consacrèrent les hommes auxquels l'Amiral Pottier confia cette lourde tâche.


Le lieutenant-colonel Destelle, les lieutenants de vaisseau Chevalier et Dupourqué, l’enseigne de vaisseau Latapie, furent les ouvriers de cette œuvre. Sous la direction prudente et éclairée de l’amiral, ils se mirent à la besogne sans se laisser arrêter par les difficultés continuelles et presque insurmontables qu’ils rencontrèrent au début.


Grâce à leurs efforts, les hostilités prirent fin progressivement et au bout de quelques semaines d'occupation les méfiances qui nous avaient accueillis au début, commencèrent à se dissiper.


Néanmoins, le pays restait en armes, les épitropies insurrectionnelles régnaient en maîtresses dans les différentes provinces et il fallait s’entendre avec elles si l’on tenait à ne pas s’arrêter à ce premier résultat.


À Spinalonga, Sitia et Hierapetra, on avait à protéger plusieurs milliers de musulmans contre les incursions des chrétiens et l’on devait, en même temps, retenir ces affamés et ces désespérés et les empêcher de commettre des excès dont les chrétiens auraient souffert, il est vrai, mais dont ils auraient fini eux-mêmes par être les dernières victimes.


À Spinalonga notamment, on avait affaire avec une population musulmane composée de bandits et de gens de sac et de corde. Il a fallu la main de fer du lieutenant de vaisseau Dupourqué pour maintenir l'ordre dans ce nid de pirates.


Et pourtant avec l’énergie, le tact, l’esprit de conciliation et de dévouement de nos officiers, on parvint après quelques mois d’efforts constants, à inspirer confiance autour de soi, à se concilier les principaux chefs, et le jour vint où la population, réellement séduite par nos procédés et comprenant l’inutilité d’une résistance stérile, plaça franchement et loyalement son sort entre nos mains, reconnut notre autorité et s’en remit à nous du soin de la gouverner.


Une nouvelle période commençait et nos officiers comprirent qu’ils devaient répondre à l’attente générale et se montrer à la hauteur de leur tâche. Les principales villes du littoral étant occupées militairement, on se préoccupa tout d'abord de la pénétration à l’intérieur. Elle se fit sans difficulté, les habitants réclamant eux-mêmes l’installation de petits postes dans leurs villages. En même temps une justice arbitrale était constituée et nos officiers accueillaient avec bienveillance tous les habitants qui recouraient à eux. Leur tâche fut pénible et leur vie fut loin d’être oisive. Mais ils furent largement récompensés par la confiance de plus en plus grande que la population leur témoignait et leurs sentences étaient accueillies et exécutées sans la moindre protestation.


D’autre part, on encourageait les habitants à consacrer une partie de leur activité à des travaux publics de première utilité, on les aidait à construire des routes, à amener l’eau potable dans leurs villes. Les villages crétois, autrefois si sales et dans lesquels les soins de la voirie étaient exclusivement confiés aux bandes de porcs errants dans les rues furent, grâce aux conseils et aux efforts de nos gendarmes, tenus avec une propreté qui frappait les étrangers circulant dans notre secteur.


Un an s’était à peine écoulé depuis notre prise de possession que le lieutenant-colonel Destelle et ses trois collaborateurs pouvaient donner à l’amiral l’assurance que les provinces confiées à leurs soins étaient complètement pacifiées et que leur réorganisation administrative faisait chaque jour des progrès sérieux. Il y avait de quoi rendre jaloux nos voisins des autres secteurs.


Si à Retymno et à La Canée, Russes et Italiens avaient à peu près réussi à mettre fin aux hostilités entre les habitants des deux religions, et à arrêter l’effusion du sang, leurs soldats n’occupaient que les villes du littoral et n’avaient pu pénétrer dans l’intérieur du pays, où les épitropies insurrectionnelles n'admettaient d’autre autorité que la leur. C’était en somme, le désordre et l’anarchie.


À Candie, les Anglais campés sur leurs remparts, étaient impuissants à mettre un terme à la lutte sanglante qui se continuait avec le même acharnement de part et d’autre. Chrétiens et Musulmans se battaient chaque jour aux avant-postes et le général Chermside en était réduit à maintenir dans la ville un semblant d’ordre et à y exercer un semblant d’autorité.


Les massacres de Septembre dernier prouvèrent, du reste, que la population était restée maîtresse de la situation et que les autorités anglaises s’étaient montrées inférieures à leur tâche.


Ce parallèle entre l’état de choses existant dans notre secteur après une année d’occupation, et l’état de choses existant dans les autres secteurs suffit pour faire un éloge éloquent des officiers qui ont collaboré à cette œuvre.


Doit-on s’étonner, en présence d'un pareil effort et d’un succès aussi complet, si dans la suite, notre secteur a été le premier où chrétiens et musulmans ont commencé à frayer les uns avec les autres, s’il a été le premier où l'occupation intérieure par les forces militaires a pu être effectuée, s’il a été le premier où les chrétiens ont mis leurs maisons à la disposition des émigrés musulmans, s’il a été le seul où les chrétiens ont réservé aux musulmans leur part de récolte de leurs propriétés abandonnées, si enfin il a été le premier où les chrétiens ont consenti à remettre leurs armes entre les mains des autorités internationales ?


Quoi d'étonnant si dans la dernière tournée de l’amiral Pottier, la marche de notre amiral a été une véritable marche triomphale, si j'ai pu voir de mes propres yeux la population accourue de toutes parts, les arcs de triomphe dressés dans toutes les villes visitées par nous, et les vieux chefs crétois baiser les mains de l’amiral en lui remettant leurs fusils. Je n’oublierai jamais, Monsieur le Ministre, que j'ai entendu pendant ces quelques jours le nom de la France acclamé par des milliers de bouches et j’avais conscience qu’il restait béni dans tous les cœurs.


Voilà, Monsieur le Ministre, l’œuvre considérable accomplie jusqu’au départ de l’amiral et je comprends aujourd’hui la portée des paroles de l'amiral qui me répétait souvent : « Quand je rentre d’une tournée dans notre secteur, je me sens consolé des soucis que j’ai parfois eus dans ma mission, et tout réconforté par le spectacle de ce que j’ai vu ».


Il y aurait, semble-t-il, de quoi satisfaire les ambitions les plus légitimes et nos officiers auraient pu se reposer après avoir obtenu un résultat aussi complet, aussi satisfaisant. Il n'en a rien été.


Depuis le départ de l’amiral, le lieutenant-colonel Destelle a continué son œuvre et a voulu répondre à la confiance du Prince Georges. Tous les services administratifs ont été progressivement installés et confiés à des fonctionnaires crétois qui travaillent sous le contrôle de nos officiers, le service financier, le service des douanes ont été complètement réorganisés.


La gendarmerie de la province fonctionne jusque dans les plus petits villages et le capitaine italien Craveri qui est chargé du commandement de la nouvelle gendarmerie crétoise, a déclaré au  Haut Commissaire, au retour d’une tournée qu’il a faite dans les provinces de l’Est, qu’il avait été émerveillé des résultats obtenus dans le secteur français, et qu'il comptait mettre en application dans l’île entière l’organisation adoptée dans notre secteur. Je tiens ce propos de la bouche même du Prince Georges.


Enfin, Monsieur le Ministre, j’ai pu constater pendant ma dernière visite que notre secteur avait encore devancé les autres secteurs dans une question qui offre un grand intérêt pour le pays. Alors que dans les autres secteurs les écoles restent fermées depuis le début de l’insurrection, tous les villages du secteur français ont leurs écoles ouvertes, fonctionnant régulièrement et fréquentées par un nombre considérable d’enfants.


En un mot, le Prince Georges peut, quand bon lui semblera, prendre en main le gouvernement du secteur français. Il y trouvera tout parfaitement organisé, et en 24 heures on peut lui faire la remise de tous les services.


Je crois, Monsieur le Ministre, qu’il est inutile d'en ajouter davantage pour que notre gouvernement se rende compte de l'œuvre considérable accomplie en Crète par le lieutenant-colonel Destelle et par ses collaborateurs. Je n’ai pas hésité à qualifier cette œuvre, d’œuvre essentiellement française, parce qu’elle a obligé des milliers de crétois à aimer la France et à bénir le nom de notre patrie.


C’est je crois, le plus bel éloge qu’on puisse en faire et je ne crois pas me tromper en affirmant à Votre Excellence que si le lieutenant-colonel Destelle et Messieurs Chevalier, Dupourqué et Latapie, n’ont pas eu un seul moment de défaillance au milieu de toutes les tribulations qui les ont assaillis au début, s’ils n’ont ménagé ni leur peine, ni leur repos, ni leur bonne volonté, si en résumé, ils ont montré toujours et en toutes circonstances le dévouement le plus absolu, c’est qu’ils avaient conscience de servir un chef qu’ils aimaient, l’Amiral Pottier, et de travailler à établir et à grandir l’influence de la France en Orient.


C’est une grande satisfaction pour moi, Monsieur le Ministre, de pouvoir leur accorder ce témoignage auprès de notre gouvernement au moment où ils vont être appelés à quitter la Crète définitivement.






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